par Marie Noël, psychologue clinicienne![]() Avertissement : ce texte vous rendra peut-être inconfortable à certains moments… À noter aussi que le féminin est utilisé pour représenter le fait statistique en matière de victimisation et d’agressions sexuelles. C’est toujours délicat de formuler une opinion sur l’espace public, en tant que psychologue. J’ai tergiversé avec l’idée d’écrire ce billet ou non, puis j’ai décidé d’aller de l’avant parce que l’inconfort collectif semble aussi grand que mon inconfort personnel dans ce contexte. J’écris ces lignes à chaud, quelques jours après l’acquittement d’Éric Salvail et de celui de Gilbert Rozon. Par la suite, j’ai fait lire mon texte à mon complice d’écriture Maxime
Fortin qui m’accompagne dans ce blogue. Ses commentaires m’ont permis de mieux voir à mon tour mes propres points aveugles et d’y réfléchir pour élargir ma conscience de ces enjeux sensibles. Nous avons tous nos points aveugles, parce que notre point de vue découle de nos perspectives singulières, qui se sont construites au fil de nos expériences et de notre histoire. L’attitude que j’ai développée dans ma pratique pour tenir compte de ces points aveugles chez moi en est une de faillibilité ; pour rencontrer l’autre et favoriser le plus possible une attitude empathique face à « l’étranger » surtout, je préfère penser que « je ne sais pas » et que « je ne comprends pas jusqu’à ce qu’on me l’ait expliqué ». Je privilégie aussi cette attitude de faillibilité pour favoriser le dialogue dans la différence de points de vue et espérer changer les choses à un niveau plus profond. L’argumentation et le débat peuvent autrement s’avérer stériles et nuire à la rencontre réelle de l’autre… Par ailleurs, pour changer les choses à un plan organisationnel (nos structures et systèmes de fonctionnement dans notre société), cette attitude de faillibilité a ses limites, surtout quand l’organisation à laquelle nous faisons face ne fonctionne pas de manière aussi « dialogique ». À mon avis, dans ces circonstances, ça prend parfois des actions courageuses, plus tranchées, pour « ouvrir les yeux » sur ce qui fonctionne moins bien et faire en sorte qu’à un niveau collectif, on puisse changer des choses et rendre notre monde meilleur. Parfois donc, cette attitude de faillibilité peut étouffer l’audace et les possibilités de faire des changements systémiques, surtout quand il est question de violence…. Une souris ne réussira jamais à combattre un lion ! J’ai donc fait le choix, pour ce billet, d’y aller plus directement dans l’énonciation de mes idées et des solutions qui m’apparaissent intéressantes pour revoir certains aspects de notre système judiciaire et de son fonctionnement, en ce qui a trait à la question des agressions sexuelles et des enjeux psychologiques qui s’y trouvent souvent écartés. J’ai également choisi de traiter de la violence d’un point de vue individuel, c’est-à-dire en abordant certains aspects présents chez les personnes qui commettent des actes violents et chez leurs victimes. Par contre, nous ne pouvons écarter les facteurs contextuels liés à la violence, ce qui y contribue plus largement et qui a des ramifications profondes dans nos façons d’être et de penser ; p.ex, je pense à comment nous socialisons et éduquons nos garçons, nos filles, les tendances individualistes de notre société… La lutte contre les violences de toutes sortes doit se faire sur plusieurs fronts. J’ai accompagné en psychothérapie plusieurs victimes d’agressions sexuelles depuis le début de ma pratique. Certaines ont vécu de l’inceste, d’autres une agression sexuelle isolée, d’autres des agressions sexuelles répétées dans des relations intimes problématiques. Plusieurs ont décidé de porter plainte et je les ai accompagnées de près et de loin dans le processus judiciaire. Après les acquittements des dernières semaines, on nous a dit aux bulletins d’information qu’en moyenne 50% des plaintes donnent lieu à une condamnation. Plus récemment, le journal de Québec dénombrait dans son enquête que 6 plaintes sur 10 aboutissent en condamnation (https://www.fm93.com/nouvelles/faits-divers/359414/6-causes-d-agressions-sexuelles-sur-10-menent-a-une-condamnation-au-quebec). Dans mon bureau, sur 8 plaignantes, 2 en sont sorties en voyant leur agresseur condamné (les peines étaient toutefois très peu sévères; principalement du travail dans la communauté, des peines réduites pour des raisons de santé). Pour les autres, l’issue se ressemble : « on vous croit, mais faute de preuves, l’agresseur est reconnu non-coupable ». Même quand des prélèvements aux organes génitaux post-agression avaient été faits, ce n’était pas suffisant pour condamner l’agresseur de la victime, à ma stupéfaction. Procès ou pas, condamnation ou pas, dans tous les cas et à différentes étapes du processus, toutes mes clientes m’ont exprimé s’être senties « re-traumatisées » par les procédures auxquelles elles ont dû faire face. À quelques mots près, nous avons entendu à plusieurs reprises des phrases comme celle-ci : « Nous ne pouvons statuer de la culpabilité de M., car nous ne pouvons prouver sa culpabilité hors de tout doute raisonnable »… À mon sens, et me basant sur ma pratique professionnelle, c’est là où le « bât blesse » : hors de tout doute raisonnable. Or, c’est souvent exactement ce que font les agresseurs envers leurs victimes : semer le doute. Le doute sur leurs intentions, le doute qui manipule, le doute qui responsabilise la victime des actes perpétrés auxquels elle aurait elle aussi, peut-être participé, le doute qui fragilise ensuite l’estime de soi de la victime ou au plus profond, le sens de soi, quand la honte se pointe et se colle à l’identité. « Je suis sale », « je suis salie », « je suis dégoûtante »... Je ne fais pas référence ici aux dynamiques relationnelles violentes, où les 2 partenaires « participent » de manière consciente et inconsciente à une transgression des frontières de l’un et de l’autre de multiples manières, d’enjeux relationnels découlant d’expériences traumatiques qui se répètent et se ravivent sans se conscientiser plus profondément et en venir à certains changements plus satisfaisants… mais plutôt à ces récits que nous entendons dans nos bureaux, ceux de femmes et d’hommes qui ont été abusés sexuellement et qui portent un sentiment de culpabilité, une honte en eux – comme si le rapport sexuel violent dont ils sont pourtant les victimes, à cause de son caractère si intime peut-être (d’autant que la plupart des victimes avaient une relation de confiance avec leur agresseur), semble avoir induit un sentiment de responsabilité partagée alors qu’il en est autrement. Quand il y a eu coercition, absence de consentement, non-respect de la volonté de la victime et que malgré cela, par des processus émotionnels complexes, de la fine et subtile manipulation, elle en porte quand même une partie de la responsabilité et en vient à douter d’elle-même et de ce qui s’est réellement passé. Dans le cas du procès Rozon, je me souviens d’une pensée qui s’est pointée chez moi le soir où j’ai entendu parler de son témoignage aux nouvelles : « oh merde, il est en train de faire exactement ça; il sème le doute à la Cour en exposant un témoignage qui viendra brouiller les cartes et nuire à la crédibilité du témoignage de la victime ». Dans une réflexion émotive de ma part mais qui s’appuie tout de même sur mes connaissances accumulées au fil des années à aider des victimes prises dans des systèmes relationnels violents, je me suis même rendue à penser que Rozon et ses avocats avaient peut-être manipulé la Cour comme toutes ces femmes qu’il aurait agressées, tout au long de ces années. On entend ce débat sur toutes les tribunes : le système judiciaire n’est pas adapté à la problématique des agressions sexuelles. Ou, à l’inverse, on le défend pour sa rigueur, on ré-explique ses fondements - l’état de droit, la présomption d’innocence, la nécessité des preuves, la recherche de vérité, etc. Mais un malaise diffus chez moi ne cesse de refaire surface à chaque fois que je suis confrontée aux étapes de ce système et quand j’ai ce type de malaise, c’est que je suis confrontée à un point aveugle, bien souvent. C’est mon signe à moi que je dois m’arrêter pour réfléchir à ce qui se passe et identifier les contours possibles de ce malaise. De la plainte formulée auprès du policier, à la prise du témoignage, jusqu’à la décision du Procureur, jusque dans la salle de procès, et jusqu’au jugement, les instances recueillent le récit de l’agression et le décortique de fond en comble. Jamais, tout au long du processus, ils n’iront considérer les séquelles psychologiques des victimes, comme étant des preuves qu’il y a eu bel et bien un traumatisme, une transgression de leurs frontières, de leur intégrité… Pire encore, j’ai vu, lors d’un passage en Cour pour une cliente qui avait demandé mon témoignage à cet effet, ces séquelles être soulevées comme des signes de « folie » chez la victime, raisons de l’attaquer encore plus sur sa crédibilité. Horrible. Et je ne referai pas état de ces phrases révoltantes prononcées par des policiers, des avocats, et même des juges, qui nous rappellent la force de nos préjugés et comment on tient à nos mythes pour nous préserver de la peur et de l’impuissance d’être confrontés réellement à cette violence en nous et autour de nous. À plusieurs reprises dans le rôle de la psychologue auprès de ces victimes, je me suis aussi demandée, encore, pourquoi nous ne faisions pas plus appel à nos experts psychiatres et psychologues pour évaluer les profils des accusés. Pendant mon baccalauréat en psychologie, j’ai travaillé quelques mois avec la regrettée Mme Joanne Lucine Rouleau, chercheure en matière de délinquance sexuelle. Dans ce travail, on s’intéressait aux distorsions cognitives des prédateurs sexuels. Les distorsions cognitives sont des conceptions erronées entretenues par les agresseurs pour justifier leurs agressions sexuelles (https://www.inspq.qc.ca/agression-sexuelle/comprendre/agresseurs-sexuels). Par exemple, l’idée que l’agression était un acte consensuel alors qu’il ne l’était pas est un exemple de distorsion cognitive entretenue par les agresseurs qui commettent ces actes. Cette distorsion était d’autant plus évidente quand il s’agissait de récits d’inceste où l’adulte agresseur expliquait que l’enfant souhaitait lui aussi qu’aient lieu les agressions. La fonction de ces distorsions est de préserver l’agresseur du sentiment de culpabilité qui le ferait remettre en question son comportement. Elles lui permettent aussi de continuer à assouvir ses fantasmes déviants. La présence de distorsions tenaces, comme des mécanismes de défense massifs, permettent aux agresseurs de prendre et de garder le pouvoir sur une situation qui serait autrement hautement « vulnérabilisante » pour leur propre sens de soi pour toutes sortes de raisons (p.ex., la plupart des agresseurs ont vécu dans des climats abusifs et aliénants, si ce n’est qu’ils ont eux-mêmes été victimes d’agressions dans leur enfance). Elles leur permettent également de continuer à tirer profit de leurs actes. Lors de ce travail de baccalauréat, j’ai appris une des premières nuances éclairantes pour moi en ce qui a trait aux situations abusives, qui sont autrement comprises dans un clivage « gentil-méchant / bourreau-victime » : certains agresseurs ne sont pas motivés par l’intention de faire mal, d’abuser de leur pouvoir… et que parfois, à l’aide d’interventions efficaces au plan psychologique, émotionnel et comportemental, certains sont « réhabilitables ». C’est ce que Mme Rouleau s’efforçait à développer dans ses travaux de recherche. Elle travaillait également au raffinement des évaluations auprès des abuseurs sexuels adultes et au rôle du psychologue-expert à la Cour. Parce que, bien malheureusement, certains agresseurs, de par leur personnalité et problématiques, sont à risque de récidiver, de continuer d’abuser, malgré nos systèmes de contrôle et d'aide. Certains aussi vont continuer d’utiliser leur pouvoir sur leurs victimes, de manière consciente et volontaire, parce qu’ils sont en position d’autorité et qu’ils comptent bien le rester. Ce qu’il faut souligner en fait, c’est qu’il n’existe pas de portrait type de l’agresseur. Par ailleurs, il est possible, par des évaluations psycholégales rigoureuses, de mieux cerner les motivations derrière les agressions de toutes sortes et de cerner les distorsions et mécanismes de défense utilisés par l’agresseur (et leur ampleur), de même que les risques de récidive, en évaluant notamment certains facteurs tels que la personnalité, l’impulsivité, la capacité à mentaliser et les traumatismes dans l’histoire développementale. Une présentation fort intéressante sur le rôle du psychologue-expert avait d’ailleurs été faite à ce sujet par Mme Suzanne Léveilllée, psychologue, lors du colloque de l’APQ en 2018 (https://oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/genw050r.page_perso?owa_no_personne=123076&owa_contexte=$3702-522). Cette formation comportait sur l’évaluation du risque homicidaire. Il me semble d’ailleurs qu’on recourt davantage aux expertises psycholégales dans les cas d’homicides et moins dans les cas d’agressions sexuelles, pour des raisons qui m’échappent. Mon intuition m’amène à penser que notre système évalue les homicides et le risque homicidaire avec une plus grande gravité que les agressions sexuelles et le risque de récidive, comparaison qui me paraît logique d’un certain point de vue détaché mais totalement étrange d’un point de vue incarné et plus accordé à la perspective constructiviste de notre époque post-moderne. Il me paraît donc essentiel d’utiliser toutes les expertises et outils disponibles pour évaluer à qui nous faisons face sur le banc de l’accusé, à chaque démarche judiciaire. Ça ne permettrait pas nécessairement d’obtenir le juste récit de ce qui s’est réellement passé lors de l’agression, mais ça permettrait certainement d’en avoir une meilleure idée. Aussi, ça permettrait d’avoir en place des procédures où les deux partis se feraient face à « armes égales » et où les juges auraient plus d’informations pour prendre des décisions. Si les agresseurs ont les moyens de s’engager des avocats aussi qualifiés et agressifs pour les défendre, on doit bien ça aux victimes; de leur donner à elles aussi des ressources pour étoffer leurs preuves. Il est important de rappeler que les victimes sont représentées par des avocats payés par les fonds publics, qui ont, en plus, moins de temps à consacrer à chacune de ces causes que l’équipe d’avocats à laquelle ils doivent faire face. Je me demande donc où sont ces expertises psycholégales quand ont lieu des procès tels que celui de Gilbert Rozon ou d’Éric Salvail? Si ces ressources existent et qu’elles ne sont pas suffisamment utilisées, à qui et à quoi ça sert? Certainement pas aux victimes d’agressions sexuelles… Et soudainement, mon malaise refait surface. Où est le point aveugle? J’ai l’étrange sensation qu’il est maintenu du côté du pouvoir… Mon père a prononcé plusieurs fois cette phrase dans mon enfance, qui a marqué mon imaginaire : « là où y’a de l’Homme, y’a de l’Hommerie »… il faisait référence à ce que l’Homme (peu importe notre sexe) peut faire de laid sur cette terre, pour y sauver sa peau. Notre système de justice est certes un des plus valeureux, il n’en demeure pas moins construit lui aussi sur des joutes de pouvoir et de hiérarchie qui alimentent l’appât du gain et peuvent donner lieu à toutes sortes de dérapages. Et j’ai bien l’impression que tant que ce sera le cas, nous ne réussirons pas à bien y défendre et protéger les victimes d’agressions sexuelles, car nous feindrons de regarder en face comment la violence est sinueuse et peut se trouver, malgré nos bonnes intentions, dans les murs mêmes de cet endroit où on espère y trouver égalité, humanité et justice.
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Juin 2022
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