• Accueil
  • Activités passées
  • Équipe
  • Contact
ESPACE INTÉGRATIF
  • Accueil
  • Activités passées
  • Équipe
  • Contact

Revisiter ses fantômes : l'influence du courant gothique sur la psychologie humaine et la criminologie

2/23/2021

2 Commentaires

 

par Maxime Fortin, doctorant en psychologie

PhotoPhoto de la Basilique Notre-Dame à Montréal, prise par l'auteur, à laquelle un filtre a été appliqué
Anges et démons. Créatures des ténèbres, goules et vampires; ail, pieux et crucifix.  L’ombre d’une sombre église protégée par des gargouilles apotropaïques. La face cachée de l’humble docteur Jekyll; l’affreux M. Hyde. Tant de dichotomie entre le bien et le mal, le bon et le mauvais, le beau et le monstrueux, le pur et le vicié. Le sang qui coule, les amulettes qui protègent, et les bougies qui éclairent faiblement les crânes exposés. C’est dans un tel contexte du courant gothique que furent mises au monde les premières théories modernes de la psychologie et de la criminalité.
 
Il faut avant tout bien se remémorer l’époque à laquelle le courant gothique est apparu, vers la fin du Moyen-Âge, comme une contre-réaction, en réponse à certains mouvements puritains de l’Église et à l’exposition prononcée à la mort. Dans la société européenne de l’époque, affligée par la mort de différentes façons dont la Peste noire, le Diable était perçu comme omniprésent, initialement par le contrôle des pensées uniquement, possédant ainsi les gens et les menant au péché ou à la folie. Il fallait s’en protéger par la prière et le fait de se repentir de ses péchés. Éventuellement, cette conception sociale du diabolique a intégré le corps comme entité maléfique. C’est alors que les démons, êtres physiquement maléfiques, aux traits terrifiants, aux cornes et aux yeux menaçants, sont apparus dans les croyances et ont été intégrés dans les moeurs. L’exorcisme des démons possédant leurs hôtes, la chasse aux Sorcières, le Malleus maleficarum (1486) et les Cinq livres de l’imposture et tromperie des diables (1564) sont des vestiges de cette époque. Cette dernière semblait effectivement particulièrement clivée entre le bien et le mal, comme si le puritanisme de l’Église contribuait à un rejet marqué de toute partie « imparfaite », « viciée », de l’être humain, qui se retrouvait projetée dans des mythes et légendes et d’autres entités externes. Un mécanisme de défense collectif contre l’acceptation de ses propres démons et tentations et contre l’angoisse de mort?
 
De tels mécanismes de défense semblent aussi se répercuter sur le fait qu’il est plus facile de démoniser autrui que d’accepter sa propre faillibilité. Ce fait semble avoir teinté notamment le développement de la compréhension de l’esprit criminel. Cesar Lombroso, père des théories modernes de la criminalité, a introduit dans son livre L’Homme criminel le criminel-né. Lombroso utilise alors les caractéristiques du corps, particulièrement par la phrénologie (étude des caractéristiques du crâne) pour distinguer l’être criminel de l’être sain.

Photo
​Le criminel né est, selon Lombroso, un être issu de stades inférieurs de l’évolution, aux caractéristiques physiques et aux pulsions bestiales et dépourvu de jugement moral, ce dernier étant le résultat des stades supérieurs de l’évolution. Cet être, impossible à soigner, purement violent et criminel, se doit d’être reconnu et mis en isolement, incarcéré, voire soumis à la peine capitale. On voit ici l’influence du courant gothique sur la pensée de Lombroso, ce dernier ayant personnifié le criminel comme une entité maléfique en soi, au même titre qu’un monstre (lire Rafter & Ystehede, 2010). Il faut savoir aussi qu’en plus d’être influencé par le courant gothique dans cette conceptualisation, Lombroso a été influencé par la Théorie de la Dévolution, qui a été postulée par plusieurs auteurs en écho à la Théorie de l’Évolution de Darwin. Celle-ci avançait qu’il y avait un risque que l’espèce humaine régresse dans l’échelle évolutive et retourne ainsi à un état bestial, animal. Hantant plusieurs penseurs de l’époque (notamment les eugénistes…), elle s’est entremêlée au courant gothique par la création de nombreuses espèces humanoïdes fictives, telles les goules, les vampires et les loups-garous. En réponse à cette position de Lombroso face au criminel-né, je me demande ce qu’est un criminel. Est-ce un être purement maléfique? Dépourvu de morale et empreint de cruauté? Issu de stades antérieurs, bestiaux, de l’évolution humaine? Je ne crois pas. Serait-ce plutôt un être qui a écopé d’un environnement familial ou social problématique ou de pauvreté, qui a trouvé la criminalité comme façon de négocier sa souffrance ou de survivre? Ou encore un mélange des deux, soit de facteurs génétiques et environnementaux? Ce chaud et délicat débat entre les aspects génétiques et environnementaux liés à la criminalité est encore d’actualité en criminologie, plusieurs articles récents ayant trouvé un lien entre certaines caractéristiques génétiques cibles et la propension à l’acte criminel (p.ex., Savopoulos & Lindell, 2018). Il a aussi de grandes implications en ce qui concerne la responsabilité sociale de la prise en charge de la criminalité.

Photo
Si le courant gothique semble avoir eu un impact direct sur la conception du bien et du mal et de la criminalité, il semble aussi bien évident qu’il ait eu un impact fondamental sur le développement des théories dans le domaine de la psychologie (lire notamment Hogle & Miles, 2019, chapitres 1, 5 et 6). On sait effectivement que Sigmund Freud, au même titre que Cesar Lombroso, a été influencé par le courant gothique dans l’élaboration de ses théories (ainsi que par la Théorie de la Dévolution). Il le mentionne d’ailleurs lui-même dans ses écrits. Le Moi tenaillé entre le Ça, instance pulsionnelle (bestiale, plus ancestrale) de vie, de mort, et de sexualité, et le Surmoi, instance protectrice, l’ordre et la raison, venant museler le Ça pour assurer l’équilibre. La partie cachée de l’Iceberg, l’inconscient, occulté de forces refoulées, projetées, tels des fantômes de l’esprit. Les rêves, où les démons et fantômes refoulés refont sournoisement surface. Freud a ainsi consciemment ouvert la bataille à l’occulte et à l’externalisation du démoniaque. Il avait ce projet avoué, lié au siècle des Lumières, de démystifier les explications religieuses et superstitieuses des pathologies béhaviorales et mentales pour les ramener à des causes psychologiques et physiques selon les principes de la médecine: « Les démons sont des entités mauvaises et répréhensibles, dérivés d’impulsions instinctives qui ont été répudiées et réprimées. Nous éliminons simplement la projection de ces entités mentales dans le monde extérieur que les hommes du Moyen-Âge ont réalisée. Au lieu de cela, nous les considérons comme issus de la vie intérieure du patient, où ils ont demeure » (Freud 2001: 72; traduction libre). De citer Freud est toujours délicat puisqu’il peut être mésinterprété, mais il semble réaliste de croire que Freud ait eu cette intention, tout comme ses collègues Charcot et Breuer, de ramener un phénomène anciennement extériorisé à un phénomène qui est propre à l’individu. L’exploration par Freud de l’univers psychique et de l’inconscient de son patient, étendu sur le divan psychanalytique, semblait effectivement vouloir pallier à l’exorcisme. Il faut se rappeler qu’avant Freud et ses collègues des Lumières, diverses problématiques de santé mentale avaient depuis fort longtemps été interprétées comme le fait d’être possédé par un esprit maléfique, une force externe et démoniaque, et que plusieurs cultures mutilaient, brûlaient ou assassinaient ces gens en conséquence. Mais à quoi servait tant de clivage, tant de contrastes entre le bon et le maléfique? Une défense sociale contre l’angoisse de mort? N’est-ce pas effectivement plus facile de démoniser autrui que d’assumer, par l’observation de l’autre en difficulté, sa propre vulnérabilité, sa propre faillibilité, sa propre fatalité?

​Aussi, comme Marie Noël me l’a fait remarquer, ce clivage semble être un moteur qui peut alimenter et servir à justifier les guerres et les atrocités. Je pense notamment aux publicités américaines de la Deuxième Guerre mondiale qui illustraient les Japonais et les Allemands comme des bêtes et des monstres pour favoriser l’enrôlement. Par ces guerres sont ensuite créés d’autres monstres et démons, à force d’individus traumatisés, ravagés… comme une prophétie qui s’autoréalise.
 
Parlant de démons, on en retrouve un iconique dans Frankenstein de Mary Shelley, livre pilier du courant gothique. Victor Frankenstein, à la suite de la tragique mort de sa mère, abandonne sa famille endeuillée pour poursuivre des études universitaires, puis quitte en milieu de parcours pour compléter un projet qui le hante; créer de toutes pièces un être vivant à partir de corps. Il visite cimetières et ossuaires et s’expose ainsi à la mort, sans toutefois reconnaître son réel besoin, soit celui de faire le deuil de la mort de sa mère et d’accepter sa propre mortalité. Il crée ainsi sa créature, souvent appelée à tort par le nom de son créateur dans la culture populaire, et devient ainsi le créateur tout puissant de son propre démon, une défense puissante contre la mort. Cette défense lui coûte cependant très cher; sa créature, en réponse au douloureux rejet et au profond dégoût de son créateur, assassine le frère de ce dernier puis sa future épouse à la soirée de leur mariage. Frankenstein poursuit ensuite pour le reste de sa vie son démon, sa créature, pour se venger, sans succès. Ceci le mène éventuellement au délire et à la mort, sur un froid navire en direction du nord. Il a ainsi vécu sa vie dans l’absence de chaleur, puisque son obsession à réprimer et à combattre sa créature l’a mené à oublier de vivre, d’aimer, et d’être aimé. Tout ceci est très bien analysé dans un excellent texte de Will W. Adams (Adams, 2001), qui conclut en mentionnant qu’il est dangereux de réprimer ses démons, et qu’il est bien plus avantageux, quoiqu’également énergivore, de se les approprier, d’accepter qu’ils fassent partie de nous, et d’y faire face. C’est ainsi que l’on peut grandir et cheminer comme individu, c’est ainsi que l’on peut apprendre à mieux vivre et à vivre pleinement. N’est-ce pas cela notamment, d’être en psychothérapie, que de revisiter ses fantômes et de faire face à ses démons?
 
Pour conclure l’histoire, car, il faut le savoir, une des choses importantes que le courant gothique a permises dans sa finalité, après des centaines d’années d’évolution et de réflexions et également par l’apport de Freud, est de reprendre le clivage entre le bien et le mal, le pur et le vicié, et de les intégrer comme un tout uni propre à chaque individu. Des auteurs gothiques comme Mary Shelley avec Frankenstein, Robert Louis Stevenson avec l’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde ou encore Anne Rice avec ses Chroniques des vampires où les vampires n’étaient plus représentés comme purement maléfiques, mais plutôt des êtres complexes, sensibles et philosophiques, ont contribué à cette réflexion et à cette intégration. Comme quoi la sublimation par l’art semble avoir favorisé un certain recul, alimenté la réflexion et nourri l’avancement de la science. Nous avons tous nos démons et nos fantômes, et il est important de tenter, au meilleur de nos capacités, d’en prendre conscience, de les identifier, de se les approprier et d’y faire face plutôt que de les projeter ou de les refouler. Alors que j’écris ces dernières lignes près d’un feu dont les flammes me protègent de la pénombre pendant que le vent se déchaîne dehors, je me dis que les défenses comme le déni, la projection et le clivage peuvent effectivement être protectrices et semblent être utilisées presque naturellement lorsque l’on se retrouve dans la noirceur. Cependant, je suis de ceux qui croient dur comme fer que leur usage excessif ou prolongé est éventuellement beaucoup plus coûteux et douloureux, autant sur le plan individuel que collectif. Notamment, je ne peux m’empêcher de faire le parallèle entre le Moyen-Âge, ses anges et démons et sa Peste noire, et la situation actuelle avec la pandémie, où nous nous retrouvons de nouveau face à un danger imminent et à la mort, et où l’anxiété collective est de nouveau particulièrement élevée. Les théories du complot se propagent comme la Peste et environ 20% des Québécois croient que le virus est une invention pour contrôler la population (Gagné, 2020). Des personnes nient jusqu’à leur mort qu’ils sont en train de succomber à ce virus. Ne serait-ce pas, de nouveau, des mécanismes de défense coûteux contre l’angoisse de mort? Si l’on ne veut pas en finir par s’éteindre comme espèce à force de se « protéger » contre l’angoisse de mort, par exemple en niant le réchauffement climatique également, je crois qu’il serait grand temps que nous apprenions de l’histoire et que nous nous réapproprions nos fantômes et nos démons, autant individuellement que collectivement.
 
 
Références
 
- Adams, W. W. (2001). Making daemons of death and love : Frankenstein, existentialism, psychoanalysis. Journal of Humanistic Psychology, 41(4), 57‑89.
- Freud, Sigmund (2001) [1923], ‘A Seventeenth-Century Demonological Neurosis’, in The Complete Psychological Works of Sigmund Freud, ed. and trans. James Strachey, London: Vintage, XIX, pp. 69–105. Cité dans Hogle et Miles 2019, chapitre 5, p. 94.
-Gagné, J-S. (26 décembre 2020). 2020, l’année de tous les complots. leSoleil. https://www.lesoleil.com/actualite/2020-lannee-de-tous-les-complots-00a4f8f8e20574a8a3b4235ef91503d8
- Hogle, J. E., & Miles, R. (2019). The Gothic and Theory : An Edinburgh Companion. Edinburgh University Press.
- Rafter, N., & Ystehede, P. (2010). Here be dragons : Lombroso, the gothic, and social control. Dans Popular Culture, Crime and Social Control. Emerald Group Publishing Limited.
- Savopoulos, P., & Lindell, A. K. (2018). Born criminal ? Differences in structural, functional and behavioural lateralization between criminals and noncriminals. Laterality: Asymmetries of Body, Brain and Cognition, 23(6), 738‑760.

2 Commentaires

    Auteurs

    collaboration spéciale
    Jean-Pierre Marceau,
    psychologue clinicien

    Marie Noël,
    ​psychologue clinicienne 

    Archives

    Juin 2022
    Août 2021
    Juin 2021
    Avril 2021
    Février 2021
    Janvier 2021
    Décembre 2020
    Novembre 2020
    Octobre 2020
    Septembre 2020
    Mai 2020
    Avril 2020
    Février 2020
    Janvier 2020
    Décembre 2019
    Novembre 2019
    Octobre 2019
    Septembre 2019
    Juin 2019
    Avril 2019
    Mars 2019
    Février 2019
    Janvier 2019


Email

espaceintegratif@gmail.com
  • Accueil
  • Activités passées
  • Équipe
  • Contact