Par Marie Noël, psychologue clinicienneDans l’actualité de la dernière année, les occasions de lever le voile enfin sur les dynamiques de violence, de pouvoir et leurs complexités se sont présentées sous divers contextes. Que ce soit ici ou chez nos voisins du Sud, des femmes et des hommes prennent courageusement la parole pour dénoncer les actes de violence dont ils ont été victimes. Nous nous trouvons à l’aube d’une possibilité de changement, que ce soit en adoptant des comportements plus « justes » quand une victime porte plainte ou s’exprime, que ce soit en comprenant mieux, en réfléchissant différemment sur la violence comme dynamique relationnelle et/ou systémique.
En psychothérapie, travailler avec des victimes d’actes criminels et d’abus de toutes sortes est une expérience qui transforme le thérapeute. Les effets chez le thérapeute d’entendre les récits de ces clients, des émotions douloureuses que cela amène au stress de compassion et au « traumatisme vicariant », sont maintenant documentés et étudiés (voir ce très bon dossier de l’IRSST disponible en pdf : https://www.irsst.qc.ca/media/documents/fr/prev/v20_03/7-14.pdf) . Il arrive aussi que la posture « habituelle » ou connue, empruntée par le thérapeute, celle d’un engagement à fournir cet espace de parole qui libère et apaise ou soulage, en soit chamboulée par une autre forme d’engagement, celle par exemple d’être le premier témoin de violences subies et racontées, ou celle encore de protecteur ou de « tiers qui doit intervenir » devant des abus qui ont lieu dans le présent (on pense par exemple aux signalements à la DPJ pour les thérapeutes qui travaillent avec des enfants). Travailler aussi avec des prédateurs et délinquants sexuels ou des contrevenants est pour le thérapeute, comme on m’en informait à l’occasion d’une formation donnée pour le RIMAS l’année dernière, un engagement dans la complexité, celle d’être présent pour son client, sans perdre de vue ses réactions « contre-transférentielles » et motivations à faire ce travail qui trouvent souvent leurs causes dans un désir de justice et de défense des victimes en « s’attaquant à la source du problème ». Le premier plongeon dans la complexité de la violence est celui où, comme thérapeute, on réalise expérientiellement notre « tentation ou pulsion » à cliver les protagonistes impliqués dans une dynamique blanc/noir. Il ne faut pas se le cacher, notre pensée et discours populaire sont orientés depuis longtemps vers l’idée (ou certitude) qu’il existe des « gentils » et des « méchants ». Que la victime a été vulnérabilisée, violentée par un monstre que l’on doit sanctionner, incapable de réguler sa colère et son agressivité. Que la victime doit se relever en mobilisant sa propre colère et agressivité pour dire « ça suffit! », dénoncer et reprendre le contrôle de sa vie, devenir une survivante et un modèle de courage et de résilience. Il arrive que ces pensées et idées se révèlent proches de la réalité (surtout quand la violence est physique - plus clairement identifiable) et quand c’est le cas, elles nous apaisent de nouveau dans notre recherche de certitudes et rétablissent un sentiment de sécurité qui peut être fortement ébranlé par la violence, vécue entre individus mais aussi collective ou systémique. On voit alors le rôle du thérapeute comme celui qui aidera la victime à mobiliser cette colère et ce pouvoir en elle pour guérir et s’affranchir de la violence. Mais… travailler avec des victimes en psychothérapie dans une perspective long-terme nous oblige souvent à revoir ce rôle autrement, au fil du temps qui passe et des traces indélébiles que laisse la violence. À l’ère du #Me too, des affaires Rozon et Salvail, du film Leaving Neverland, et à la dénonciation tantôt plus franche de nos violences raciales et systémiques, au Québec et ailleurs, on est à même de réaliser plus clairement comment « agissent » les dynamiques de violence et comment elles « attaquent », transforment et restreignent l’intégrité physique et psychique des victimes à tout jamais (Lawson et al., 2013). On dit souvent qu’il y a un « avant/après » l’expérience traumatique… Mais je dirais qu’il y a aussi un « avant/après » l’expérience de reprise de pouvoir (de dénonciation, de parole et d’expression, etc.) À tel point que même une fois qu’elles ont dénoncées, se sont relevées, ont repris un certain pouvoir sur leur expérience et agi pour rétablir leur sécurité externe et interne, les victimes, lorsqu’elles se retrouvent seules à nouveau, en pensant à leurs blessures, traumatismes et expériences, se retrouvent tantôt prises avec cette partie blessée, vulnérable, ou tantôt en colère. Mais jamais totalement libres à nouveau, libérées…. La violence peut laisser la victime au prise avec des états alternants, plus ou moins extrêmes, entre peurs/vulnérabilité/manque de confiance/impuissance et colère/rage/effort de reprise de pouvoir, qui ne finissent peut-être jamais vraiment. N’est-ce pas cette « impossibilité ou cette impasse de libération » qui pousse parfois aussi certaines victimes à passer de l’autre côté, à se dissocier de la vulnérabilité, d’agresser à leur tour, d’attaquer ou de violenter (la nuance ici est importante, beaucoup de victimes s’efforcent de contenir leur colère ou, parce qu’elles sont restées en contact plus direct avec leurs blessures et expériences traumatiques, s’indignent, dénoncent ou ne comprennent pas comment une victime peut devenir elle-même agresseur… elles vont refuser de penser qu’il peut y avoir un non-choix dans la posture de l’agresseur)? Cela nous laisse avec une question : peut-on prétendre qu’il existe vraiment un chemin en thérapie vers la guérison contre la violence? La violence est non seulement un puissant choc dans l’expérience de continuité de la vie d’une personne, elle est aussi un puissant agent de transformation et de réorganisation de l’expérience (Lachmann, 2006), désormais orientée vers la survie (et non vers la vie). Et c’est ici pour moi le deuxième plongeon expérientiel dans la complexité des dynamiques de violence, celui où j’ai réalisé qu’il existait un lien entre ces états alternants dans l’expérience des gens au prise avec ce qu’on appelle « traits ou troubles de la personnalité du cluster B » et expériences de violence dans leur histoire développementale et relationnelle (Lawson et al, 2013). Si on change notre lunette à ce moment ou notre loupe, on peut identifier autrement les causes de ce « dysfonctionnement », passer de la perspective selon laquelle la souffrance se trouve dans la personnalité à une perspective contextuelle et systémique où on peut regarder les réactions internalisées ou introjectées à partir de violences subies ou léguées. Il peut être plus difficile d’identifier une dynamique de violence quand elle est psychologique ou émotionnelle… Serait-ce permis de penser que certaines théories psychologiques se sont faussement construites sur cette difficulté à percevoir les rapports de pouvoir et de violence subtils ou « ordinaires » pourtant sentis et perçus de manière plus ou moins consciente par les protagonistes impliqués? Freud n’a-t-il pas revu lui-même toute sa théorie de la sexualité quand il a réalisé qu’il n’y avait pas eu de réel abus chez ses patientes hystériques? Il arrive un moment où la victime et son thérapeute seront confrontés à ce que cette expérience de violence aura laissé « en soi ». Ou ce moment où la victime et son thérapeute seront confrontés, avec impuissance parfois, à ce qui se trouve « en soi » comme séquelles d’une violence subie plus subtilement parce que psychologique, émotionnelle… C’est l’impasse de réparation ou de guérison. Une fois la violence reconnue et identifiée, il est pratiquement impensable de faire la paix avec cette expérience et de l’accepter (à ne pas confondre avec la possibilité de faire la paix avec la personne avec qui il y a eu de la violence - qui est un autre processus). Il est aussi souffrant de sentir cette forme de colère maintenant en soi, cette colère réactive qui veut se défendre et retrouver sa dignité, son intégrité - mais qui peut aussi avoir cette charge destructrice. Il s’agit donc d’un conflit perpétuel entre vulnérabilité et défense contre cette vulnérabilité. J’ai entendu presqu’autant de victimes me dire qu’elles ont encore du mal à faire confiance ou se faire confiance que de victimes me dire qu’elles cherchaient même parfois cet exutoire dans un souhait étrange de se faire insulter dans un lieu public ou lors d’un sport de compétition pour décharger son fiel de colère autrement contenue au quotidien. C’est là que la présence du « tiers » ou du témoin devient cruciale pour libérer la victime de ces états alternants et aliénants. Le tiers n’est pas seulement cette personne qui protège et défend physiquement la victime de son agresseur au moment de l’agression (on se souviendra de cette publicité il y a quelques années où on voyait un policier prendre la place de la victime qui se faisait violenter par son conjoint). Le tiers est aussi celui qui accompagne la victime tout au long de son processus de guérison. Pendant que le tiers s’érige pour s’indigner pour elle, pour la défendre ou la protéger (maintenant psychiquement), la victime peut alors, ne serait-ce que quelques instants, se libérer de ce fardeau sur ses épaules et en elle. Et retrouver un sentiment de sécurité, d’intégrité et de liberté. Quelqu’un prend quelques instants cette charge et c’est comme si ce n’était pas arrivé. Et alors, quel risque court ce tiers quand il « prend » cette part d’expérience à lui seul ou souvent (et c’est sans penser à ce travail épuisant du « tiers qui dénonce » quand la victime est encore aliénée dans la honte et la culpabilité)? C’est ici que des intervenants et thérapeutes s’épuisent, risquent de souffrir de traumatismes vicariants ou de symptômes de compassion. La violence est comme une patate chaude que l’on se passe et se renvoie, on dirait. Et c’est une partie qui ne doit pas se jouer à deux, c’est trop épuisant et dangereux. Et si on en reste là, on ne se sort jamais de la dynamique de violence de manière prolongée ou durable. La seule façon de s’en sortir dans ce contexte, c’est de jouer à plusieurs. Et de se « porter » les uns les autres face à la violence. Des changements collectifs, sociaux, de mentalité, sont importants pour que l’on cesse de faire porter à la victime le fardeau de son expérience, tant dans le système de justice qu’ailleurs, dans la sphère publique comme privée. Mais quel autre rôle peut jouer le psychologue individuellement et socialement face à la violence dont il est témoin indirect dans son bureau? Comment, autrement dit, la posture ou le rôle du tiers peut-il devenir une expérience qui s’intègre chez la victime, pour lui redonner un réel pouvoir (pas celui de la colère qui réagit pour se défendre évoqué ci-dessus) et tenter de « sortir la violence de ses pores »? Comme évoqué plus haut, le tiers peut être celui qui protège la victime en train de subir un abus. Il peut aussi être celui qui accompagne la victime dans son processus de guérison et de dénonciation. Mais il est aussi celui qui aide la victime à identifier les effets de la violence sur elle et en elle ensuite et peut l’aider alors à « séparer » (autant que possible) cette expérience ou ces expériences de violence (quand répétées) de son « soi ». C’est dans cet exercice d’identification et de « séparation » que le thérapeute peut aider la victime à retrouver son intégrité, sans risquer lui-même de perdre la sienne. La définition de mon rôle a changé au fur et à mesure de mon expérience de psychothérapie avec des victimes de violence et des gens au prise avec des dysfonctionnements de la personnalité. En observant, écoutant, ressentant les défis de cette pratique, une conscientisation des enjeux plus complexes de la violence a trouvé son chemin en moi. J’ai aussi été sensibilisée autrement aux aspects de l’interaction entre le thérapeute et le client qui a été victime de violence, notamment les aspects non-verbaux ou implicites (Topel et Lachmann, 2007). Je me suis alors rendue compte de la fragilité de l’espoir de réparation chez les victimes. Le danger de répétition de la violence ne se trouve pas seulement dans la crainte d’un comportement évidemment violent de la part du thérapeute. Il se trouve aussi dans des subtilités, comme quand un thérapeute invalide l’expérience en niant ou en se penchant trop souvent uniquement sur les enjeux de la victime (ne tenant plus compte du contexte relationnel ou du système de violence) ou, de manière plus aveugle et involontaire, identifie de manière erronée les causes du dysfonctionnement (voir trop rapidement un trouble de la personnalité par exemple). Il se trouve aussi quand il écoute passivement la souffrance vécue par la victime. Ces dangers nous guettent tous parce que nous sommes tous à la fois trop exposés et peu conscientisés parfois face à la violence. Références : Eva-Maria Topel Ph.D. & Frank M. Lachmann Ph.D. (2007) Nonverbal Dialogues: Orienting and Looking Behaviors Between Aggressive and Violent Children and Adolescents and Their Therapist, Journal of Infant, Child, and Adolescent Psychotherapy, 6:4, 285-307. David M. Lawson, DeShae Davis, and Shari Brandon (2013) Treating Complex Trauma: Critical Interventions With Adults Who Experienced Ongoing Trauma in Childhood, Psychotherapy, Vol. 50, No. 3, 331–335. Frank M. Lachmann Ph.D. (2006) Violations of Expectations in Creativity and Perversion, Psychoanalytic Inquiry, 26:3, 362-385
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Juin 2022
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