par Marie NoëlL’été approche à grands pas… et quel été ce sera! L’été de tous les espoirs post-pandémie (non, nous n’en sommes pas encore sortis, mais sentez-vous le vent qui pousse vers la vie qui veut reprendre ses droits?), de toutes les fatigues aussi… Les mois à venir nous feront conjuguer « revivre » et « guérir », désireux de nous laisser porter par le renouveau, mais constatant peut-être les écueils laissés par cette épreuve sur nos corps et nos coeurs.
C’est un défi de tous les instants que celui de trouver l’équilibre entre la force de vie, l’action, le changement, et la force des traces, des histoires et des dynamiques inscrites dans notre mémoire individuelle et collective - équilibre à travers lequel les apprentissages sont possibles, où on ne répète pas sempiternellement les mêmes erreurs ni ne « s’enfarge » dans une boucle répétitive d’évitement orchestré par la peur. La pandémie nous a affaiblis de multiples façons. Dans ces débuts, on nous parlait de résilience et de capacités d’adaptation. On gardait la tête haute, mobilisant nos ressources, faisant face aux vagues qu’elle nous apportait. Solidaires et engagés, j’ai vu mon entourage et mes collègues continuer bravement de fonctionner malgré les stress qui se multipliaient. Puis les mois défilaient, les saisons… Conversation de cuisine au travail : « trouves-tu que c’est plus lourd de faire de la psychothérapie ces temps-ci? Les gens vont mal… plus mal il me semble et je me sens plus fatiguée… » Conversation de cuisine à la maison : « Mais oui, je t’ai dit ça la semaine passée, tu ne t’en souviens pas?… Ben non, ça m’a échappé »… S’il n’y a aucun doute que la pandémie, et surtout sa deuxième vague, a mis un stress supplémentaire sur les psychologues qui recevaient de plus en plus de demandes, de détresse et de situations cliniques complexes, il paraît aussi que la pandémie a affecté notre mémoire (lire l’article paru dans LaPresse : https://www.lapresse.ca/societe/sante/2021-05-25/la-pandemie-cocktail-explosif-pour-la-memoire.php). Selon Sylvie Belleville, chercheuse et directrice de laboratoire au Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, nous avons connu un « cocktail explosif pour la mémoire, tant pour son fonctionnement que pour l’impact sur les maladies du cerveau dans 10, 20 ans ». L’isolement social, l’anxiété, le manque de stimulation, la dépression sont des facteurs qui nous rendent vulnérables aux atteintes cognitives dans le présent et dans le futur. Également, dans notre quotidien pandémique, les repères habituels pour encoder l’information et la récupérer au bon moment, ont été mis à mal. Ainsi, la routine en télétravail, les journées qui se ressemblent et manquent dangereusement de spontanéité et d’événements nous aidant à marquer le temps, ont pu contribuer à une sensation de flou, une difficulté à créer des souvenirs et se les rappeler. Nous nous trouvons devant des défis de taille certes, comme humains et comme psys, mais nous nous trouvons aussi en situation de « grand laboratoire », où nous nous approchons plus que jamais - comme témoins et participants - de l’expérience du trauma et de ses impacts sur notre fonctionnement. Pour ma part, comme clinicienne, je me trouve à l’aube d’une compréhension élargie des dilemmes dans lesquels je me suis souvent trouvée, en intervention avec des personnes traumatisées. D’une part, ayant été formée à privilégier le contact à l’expérience émotionnelle, son auto-régulation et sa régulation interactive à travers la relation thérapeutique, j’ai appris et constaté les bien-faits d’un contact à soi de plus en plus conscient, « connecté », une présence à soi et au monde qui permet justement de ressentir plus librement, d’encoder ce qui se passe quand ça se passe et de se le rappeler dans un flot plus continu d’expérience. Par ailleurs, lorsque j’arrivais avec cette intention d’ancrage et de contact avec certaines clientèles, je me heurtais à mon biais de ce qu’est une bonne thérapie (c’est-à-dire « la thérapie qui permet un élargissement de la capacité à sentir et un élargissement de la conscience ») : « ce n’est pas toujours bon de sentir », du moins, en présence de trauma et en l’absence d’autres paramètres pour y parvenir… Je me rappelle m’être sentie souvent impuissante, coincée, devant la détresse d’un client, me trouvant avec lui en tension entre « ressentir » et « s’en protéger/s’en défendre ». Lorsque j’arrivais en supervision avec ce dilemme, insistant sur mon fameux biais, ma superviseure pouvait me répondre, l’air irrité « mais tu ne sais pas comment il se sent, l’expérience qu’il en fait… nécessitant pour lui de s’en distancier, s’en couper, s’en protéger ». C’était troublant de m’y confronter: à l’utilité de la défense, de la protection, sa fonction garde-fou (littéralement!) devant l’expérience d’être traumatisé. Et pourtant, je portais en moi des expériences similaires que je semblais oublier quand j’étais dans le rôle témoin de la psy qui observe, réfléchit, tente d’aider (et c’était probablement une partie du problème me limitant à ce moment dans mes capacités d'aider). S’il y a du bon dans l’expérience difficile de la pandémie, c’est que justement, elle nous sort du rôle unique de « témoin » et nous impose une certaine exposition à ce qui est incertain, souffrant, douloureux. Et lorsqu’on s’y trouve, on prend la mesure, de manière sentie et incarnée, de l’importance des mécanismes de défense et de protection. L’année dernière, juste avant la pandémie, sont parus les résultats d’une étude réalisée après les attentats de Paris, sur les facteurs prédisposants, impliqués dans le développement de troubles de stress post-traumatique. L’étude, publiée par l’INSERM (https://presse.inserm.fr/stress-post-traumatique-nouvelles-pistes-pour-comprendre-la-resilience-au-trauma/38240/?fbclid=IwAR3ok06-1qrQetw4WgV9FoBzxyrAnjyM8qH6g3XnxMtDsbI2xl5eveRwY-c&=1) tentait de comprendre avec plus de spécificité les mécanismes neurophysiologiques impliqués dans la vulnérabilité à développer ce genre de troubles après un événement traumatisant. Selon les modèles déjà connus pour expliquer le TSPT, « la persistance des souvenirs intrusifs douloureux s’expliquerait par un dysfonctionnement de la mémoire, un peu à la manière d’un vinyle rayé rejouant en boucle les mêmes fragments de nos souvenirs. Au niveau anatomique, ces dysfonctionnements seraient visibles particulièrement au niveau de l’hippocampe, région clé pour la formation de la mémoire » (Gagnepain, 2020). Dans cette optique, les tentatives de chasser les souvenirs traumatiques sont considérées comme un mécanisme d’évitement problématique et inefficace. L’objectif de la psychothérapie adapté à ce moment est de favoriser une exposition efficace qui permet à la mémoire d’intégrer le contenu douloureux et de « jouer la musique du disque jusqu’au bout » pour permettre à la personne traumatisée de cesser de lutter (et ce faisant, d’épuiser ses ressources émotionnelles, cognitives et physiques). Or, l’étude de l’INSERM permet de remettre en question cette théorie et cette orientation favorite dans le traitement du trauma. Les chercheurs proposent plutôt, en s’appuyant d’une tâche demandée aux participants de l’étude (qui est détaillée dans l’article), que la « résurgence intempestive des images et pensées intrusives serait liée à un dysfonctionnement des réseaux cérébraux impliqués dans le contrôle de la mémoire (pour reprendre l’image précédente, le bras de la platine vinyle contrôlant la lecture des souvenirs). Ces mécanismes de contrôle agissent comme un régulateur de notre mémoire, et sont engagés pour stopper ou supprimer l’activité des régions associées aux souvenirs, comme l’hippocampe » (Gagnepain, 2020). L’étude démontre que les participants qui avaient développé un TSPT suite aux attentats de Paris avaient des mécanismes défaillants de suppression et de régulation des régions de la mémoire (notamment la région de l’hippocampe) lors d’une intrusion (comme un stimulus rappel de l’événement par exemple). En revanche, les gens n’ayant pas développé de TSPT ne démontraient pas ces mêmes défaillances. Cela permet de penser que les mécanismes de suppression des souvenirs traumatiques ne sont pas nécessairement un mécanisme d’évitement inefficace, mais que la défaillance de ces mêmes mécanismes l’est. Ça redonne les lettres de noblesse aux mécanismes de défense et de protection efficaces dont nous avons besoin pour survivre et vivre. Et ça éclaircit ce que nous constatons dans nos bureaux, comme cliniciens; la santé psychologique vient d’un équilibre entre « ressentir » et « se protéger efficacement ». Les grandes souffrances et les grandes détresse viennent d’un envahissement du ressenti ou à l’inverse, d’une défense inefficace ou insatisfaisante à ressentir, qui aspire le souffle de vie. Il existe donc plusieurs chemins pour aider… Le défi du clinicien, avec son client, est de favoriser un bon fonctionnement de la mémoire, que ce soit tantôt en favorisant une intégration émotionnelle des souvenirs traumatiques, tantôt en favorisant le développement de mécanismes efficaces pour réguler l’envahissement de ces mêmes souvenirs. Sur ce, je m’en vais honorer ma mémoire! Si vous me cherchez cet été, je serai sans doute assise quelque part, un livre de Serge Bouchard à la main, ou en train de le déposer le temps de digérer l’absence de ce grand homme dont le travail d’une vie a consisté à nous aider à nous « rappeler ». Je vous souhaite un bon été chers lecteurs et participants aux activités d’Espace Intégratif! Au plaisir de vous retrouver à la rentrée! Références LaPresse, article publié le 25 mai 2021, par Catherine Handfield : https://www.lapresse.ca/societe/sante/2021-05-25/la-pandemie-cocktail-explosif-pour-la-memoire.php Gagnepain, P. (2020). Stress post-traumatique : Nouvelles pistes pour comprendre la résilience au trauma. INSERM. (https://presse.inserm.fr/stress-post-traumatique-nouvelles-pistes-pour-comprendre-la-resilience-au-trauma/38240/?fbclid=IwAR3ok06-1qrQetw4WgV9FoBzxyrAnjyM8qH6g3XnxMtDsbI2xl5eveRwY-c&=1)
0 Commentaires
|
Auteurscollaboration spéciale Archives
Juin 2022
|