Qu’évoque en vous l’expression : La recherche sur la psychothérapie ? Prenez quelques instants pour vous laisser ressentir l’impression floue et globale qui surgit en réponse à cette question. Possible que votre première référence soit d’abord cognitive : vous pensez aux revues scientifiques comme le prestigieux Journal of Consulting and Clinical Psychology, aux professeurs qui étaient aussi des chercheurs, à votre doctorat, et aussi aux fameuses « données probantes ». D’accord. Maintenant au plan affectif, si vous pensez à ce que vous connaissez du monde de la recherche rigoureuse en psychothérapie votre ressenti est-il plus un « miam miam » ou plutôt un « ouach » ou peut-être une ligne plutôt droite traduisant votre relative indifférence ?
Les vrais chercheurs, ceux qui y consacrent leur vie, ceux qui en mangent (miam, miam), se désolent de voir que la majorité des praticiens de la thérapie partout dans le monde se détournent ou sont plus ou moins intéressés aux activités et aux résultats de la recherche dite rigoureuse qui mesure des variables soigneusement définies et tente de les mettre en relation de corrélation ou causalité. Les chercheurs en psychothérapie se réunissent parfois pour déplorer cela et chercher (scientifiquement) des explications à cela. Je ne passerai pas en revue leurs explications. Je vais plutôt proposer une explication basée sur mon expérience. Cela vaut ce que cela vaut. Mais voyons voir si cela résonnera avec la vôtre. Le modèle scientifique-professionnel n’est pas bien adapté à la pratique professionnelle Le fameux modèle scientifique-professionnel qui voit la profession comme l’application ou la consommation d’un savoir généré par l’activité scientifique rigoureuse ne tient pas compte de la façon dont notre cerveau fonctionne en réponse aux défis que pose la pratique ! Étonnant n’est-ce pas comme affirmation ? J’irai plus loin : il devrait être remplacé ou à tout le moins complété par le modèle du praticien-réflexif ou praticien-chercheur qui lui, suit, à mon avis, le fonctionnement du cerveau dans la pratique. J’irai même encore plus loin : le modèle du praticien-réflexif (que j’expliciterai ci-dessous) peut intégrer plus facilement les données probantes en les mettant à l’épreuve de la pratique tandis que le modèle scientifique-professionnel ne peut intégrer les données probantes issues du monde de la pratique qu’en les réduisant à des variables de recherche bien délimitées. Une donnée dite probante est une donnée qui « permet d'être sûr de quelque chose, qui constitue une preuve ». Je veux d’abord faire la distinction entre 1) les données probantes qui permettent d’être certain que tel traitement a conduit à des résultats positifs démontrés rigoureusement en recherche et 2) les données probantes qui constitue une preuve que votre travail auprès de cette cliente en particulier lui est profitable et bénéfique ou que cette entrevue a « bien été » ou même que cette parole qui est sortie spontanément de votre bouche a produit des effets compatibles avec ce que vous tentez de faire. Ainsi, dans le contexte de l’activité professionnelle, ce qui est probant, ce qui « prouve » pour le praticien, ce ne sont pas des résultats obtenus sur d’autres patients, ce sont les effets qu’il observe en direct en fonction de ses intentions professionnelles en action. D’emblée cette façon de penser nous renvoie à la personne du praticien, à savoir à son état du moment, ses conceptions, ses attitudes, ses intentions et son répertoire de façons de dire et de faire professionnels tels qu’il surgissent dans le feu de l’action in situ. Et si on suit la professionnelle[1] dans sa pratique quotidienne et qu’on l’observe en pleine rencontre on constatera deux choses : d’une part, elle ne fait pas n’importe quoi n’importe quand (même si parfois elle peut avoir cette impression surtout quand elle est mal prise ou rencontre une situation nouvelle !). Comme praticienne, vous partez de la situation rapportée par votre client pour vous faire une idée de ce qui pourrait l’aider (inspiré de votre approche et vos modèles d’intervention). Vous suivez donc une « certaine logique d’action » dans vos interventions mais, lorsque cette « logique d’action » ne donne pas les résultats escomptés, vous devez ajuster « sur le champ ». C’est là qu’entre en ligne de compte la « réflexion-dans-l’action » qui caractérise la pratique réflexive telle qu’explicitée par Schön en 1983 dans The reflective practionner : how professional thinks in action. Le praticien-chercheur qui réfléchit-dans-l'action se livre à une sorte de jeu avec la situation, jeu où il est lié par des considérations reliées à trois niveaux d'expérimentation - l'exploration, l'expérimentation par l'action et la vérification d'hypothèses. Son intérêt premier est de changer la situation. Mais s'il ignore les résistances au changement, il tombe dans une simple prédiction auto-réalisante (self-fulfilling prophecy). Il expérimente rigoureusement lorsqu'il tente de conformer la situation à la représentation qu'il s'en fait tout en demeurant réceptif aux indices qu'il n'y parvient pas. Sa réflexion sur la résistance doit lui permettre d'apprendre que son hypothèse est inadéquate, et en quoi; ou que sa formulation du problème est inadéquate, et en quoi... (Schön, 1983, p. 153.) Cette activité de « recherche-dans-l’action » utilise tout ce que votre mémoire a encodé dans le passé vous permettant d’augmenter vos chances d’obtenir des effets visés par vos paroles, vos gestes, bref vos actions. Les neurosciences sont de plus en plus influencées par l’hypothèse que le cerveau serait essentiellement un organe prédictif dont la fonction est essentiellement de prédire en se basant sur la façon dont les choses se sont passées auparavant[2]. Les données probantes dans votre pratique sont donc toutes les données qui, emmagasinés à votre insu, vous permettent d’anticiper les réponses attendues de votre client ou cliente à vos paroles, attitudes etc. Les moments forts de cette « recherche dans le feu de l’action » sont les moments de surprise, de doute, d’impasse. Notre pratique est, par définition, une tentative d’influencer le cours des choses en fonction de certains critères d’évaluation sur ce qui est nuisible, bénéfique ou neutre au regard d’une situation particulière, à un moment spécifique avec ce que nous percevons d’opportunités et contraintes avec ce client-ci à ce moment-ci de notre relation. C’est ainsi que notre cerveau traite la complexité pour agir dans une situation particulière en fonction de prédictions implicites. Bien sûr que nos attitudes, façons de voir et façons de faire (on a des mots plus savants pour cela) seront basées sur ce qu’on nous a enseigné dans notre formation universitaire et parfois encore plus dans nos formations subséquentes, d’ailleurs souvent élaborées par des praticiens qui ont cherché et intégré dans la pratique plusieurs d’influences (lectures, observations) pour développer leur modèle d’intervention propre (e.g. PGRO au Québec). Malheureusement, on ne prend pas en compte le fait que l’activité de ce fidèle co-chercheur, notre cerveau prédictif, ne s’arrêtera pas une fois la formation terminée. Et si les prescriptions de notre approche ne fonctionnent pas, pour nous dans notre pratique, nous allons être créatif et diverger du modèle appris ou l’adapter à notre style en observant et évaluant les effets produits. J’ose affirmer que chaque psychothérapeute développe ainsi de cette façon, sans trop s’en rendre compte, un modèle ou style d’intervention singulier. Attention, je ne dis pas que chaque thérapeute ré-invente la roue en faisant table rase de tout ce qu’on lui a enseigné. J’affirme que, assisté par son cerveau prédictif, chaque thérapeute va progressivement « personnaliser » des attitudes, façons de voir et façons de faire qui tiendront compte de qui il est comme personne et de toutes les influences qu’il aura eues (lectures, échanges, formation etc.). Parfois, cela signifie que le thérapeute va « faire » des choses qui ne correspondent pas à ce qu’il a appris mais qui « marchent » au sens où ces façons de faire produisent des effets qu’il juge bénéfiques pour le client, pour la thérapie, pour son travail. Et lentement, il va « perfectionner » son art singulier et après plusieurs années, ce ne sera plus l’intervention selon l’approche X mais l’intervention selon « Marie Noël » ou « Jean-Pierre Marceau ». Bien sûr qu’on pourra reconnaître tel et tel principe de changement, telle théorie, telle modèle d’intervention enseigné par un tel ou une telle mais ce ne sera pas « pur », ce sera une intégration personnelle dynamique et en évolution. Cela n’arrête jamais car nos clients ne cessent pas de nous surprendre et de nous faire évoluer. Je soupçonne que, bien souvent, sans nier que parfois nous avons besoin d’apprendre de nouveaux modèles pour devenir efficaces, le désir de personnalisation et de raffinement est sans doute ce qui se cache derrière nos motivations à faire pleins de formations et d’activités de perfectionnement. L’évolution du psychothérapeute : comment la supporter ? J’entends déjà l’objection suivante : oui mais comment savoir si je ne me raconte pas des histoires au sujet de ma prétendue « efficacité »? C’est souvent ici que l’on cherche des « preuves » extérieures dans les fameuses recherches rigoureuses. Ou encore on va « se faire superviser » par quelqu’un qui maîtrise une approche que l’on estime. Tout cela est très bien quant à moi. Mais il n’en reste pas moins qu’une fois revenu dans votre bureau avec votre client, votre cerveau prédictif va continuer à vous assister à évaluer si « cela marche » ou non et à vous inciter à « faire des petites expériences » à la Schön pour débloquer une situation dans l’impasse ou pour suivre une autre piste. Ce sera plus fort que vous !! Peut-être serez-vous tenté de cacher cela à votre superviseur ou même à vous-même mais cela se produira. Et pourtant ce que vous continuerez à faire ne sera pas arbitraire, il sera basé sur vos données probantes : celles issues de votre contact direct avec votre client, celles qui ont été enregistrées par votre cerveau prédictif. Inspiré par les travaux de Yves St-Arnaud (voir références ci-dessous), je préconise trois valeurs en lien avec le développement professionnel après une solide formation universitaire et post-universitaire et quelques années d’expérience et de supervision clinique : la lucidité, l’autonomie et l’efficacité. La lucidité, c’est d’être capable d’observer ses attitudes, ses façons de voir et de faire et les effets réels de chaque action autant lorsque cela « marche » que lorsque « cela ne marche pas » au sens où cela ne produit pas « les effets que j’espérais ». Cela demande de l’humilité et de la curiosité. La valeur d’autonomie, c’est d’évaluer les effets produits en fonction de son propre cadre de référence, de sa propre intégration à un moment défini de son évolution plutôt que de se référer à des modèles appris mais pas vraiment intégrés. Cela demande du courage. La valeur d’efficacité, c’est de chercher à produire les effets voulus sans effets secondaires indésirables, et d’être flexible dans la capacité d’ajuster ses visées, ses moyens ou procédés et parfois de réguler ses affects et ses besoins dans chaque situation particulière. Comment se nourrir les uns les autres dans sa réflexion-sur-l’action Si la réflexion-dans-l’action se produit dans le feu de l’action, la réflexion-sur-l’action se produit après coup, par exemple entre deux entrevues. Je compte proposer dans le cadre d’Espace Intégratif une activité de co-développement basée sur les valeurs de lucidité, d’autonomie et d’efficacité afin d’assister un petit groupe de praticiens à se nourrir des ressources d’autres praticiens pour cheminer dans leur propre pratique en lien avec leurs préoccupations. Le fonctionnement est simple : chacun apporte une difficulté, une préoccupation, une question issue de sa pratique. Comme animateur, j’aide cette personne à clarifier son besoin et de déterminer comment les ressources du groupe pourraient être mise à contribution pour son besoin. Les personnes présentes partageront ensuite des attitudes, des façons de voir et de faire en lien avec le besoin de la personne. Ce tour de table permettra ensuite de revenir à l’expérience de la personne qui est au centre de l’exercice. J’inviterai et soutiendrai activement cette personne à laisser son « cerveau prédictif » lui envoyer des signes que telle ou telle contribution mentionnée a « résonné » et produit une envie, une idée, une piste. Parfois, si la personne le souhaite, on peut « tester » une idée avec un jeu de rôle très ciblé mais cela est facultatif. Après plusieurs années à animer de tels groupes, je me suis rendu compte que les participants non seulement appréciaient le climat d’ouverture et de recherche et de respect de l’autonomie de chacun mais que les participants « savaient » intuitivement utiliser les ressources des uns et des autres et les mettre à contribution « à leur façon » dans leur pratique par la suite de façon bénéfique. Cela se produirait-il avec vous ? Seule la recherche le dira, celle que je vous convie à expérimenter avec moi…. Références : [1]J’utilise souvent le féminin dans le texte puisqu’il reflète la réalité statistique de notre profession. [2] Hohwy, J. (2013). The predictive mind. Oxford University Press. Clark, Andy (2016). Surfing Uncertainty: Prediction, Action, and the Embodied Mind. Oxford University Press. Cisek, Paul. (2007). Cortical mechanisms of action selection: The affordance competition hypothesis .Philosophical Transactions of the Royal Society of London. Series B, Biological Sciences, 362(1485), 1585–1599. St-Arnaud, Y. (1992). Connaître par l’action. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, Collection Intervenir. St-Arnaud, Y. (2002). L'interaction professionnelle : Efficacité et coopération (2e édition),Presses de l’Université de Montréal
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Juin 2022
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