par Maxime Fortin, doctorant en psychologieJe ne sais pas pour vous, mais il m’est souvent arrivé de rencontrer des gens hautement intelligents, mais qui pourtant n’entraient pas dans le cadre de ce que la société semble considérer comme tel. Je repense à un vieil ami, qui avait des pensées philosophiques innovantes et impressionnantes, et qui aujourd’hui rapporte avoir de la difficulté à se trouver un emploi convenable et sentir qu’il n’a pas trouvé sa place dans la société. Je repense aussi à certains clients que j’ai rencontrés, qui à première impression ne semblaient pas sortir du lot si je me fiais à leur niveau de vocabulaire par exemple, mais qui m’impressionnaient par leurs capacités d’adaptation, leur mémoire, ou leurs connaissances variées dans toutes sortes de domaines qui m’échappent complètement. Pour ma part, je suis sur la fin d’un parcours doctoral et suis donc très familier avec la conception académique de l’intelligence: les examens pour évaluer les connaissances et la valorisation de l’accomplissement académique et de la rédaction scientifique; les programmes d’études contingentés qui considèrent presque exclusivement les résultats scolaires comme gage d’intelligence et de performance; les prix et les distinctions, pour souligner l’impact de ses travaux scientifiques; la fierté d’être félicité après un exposé oral lors d’un congrès. Cet univers peut être très gratifiant et intéressant et, dans celui-ci, je m’en sors plutôt bien. Ne me demandez pas pour autant de vous expliquer comment construire un mur ou de repenser le design de votre cuisine. Effectivement, comme plusieurs je pense, j’ai grandi dans des milieux où un certain type d’intelligence, soit principalement logico-mathématique/académique, a été valorisé au détriment d’autres types d’intelligence. Cependant, l’intelligence a de nombreuses autres facettes, qui bien souvent ne sont pas assez reconnues ou valorisées à mon avis (j’ai d’ailleurs dû réapprendre à connecter avec certaines facettes de moi, dont ma créativité et ma sensibilité). Je pense à certains artisans que j’ai rencontrés, par exemple dans le domaine de la micro-brasserie, qui me partageaient leurs connaissances impressionnantes concernant les types de levures, les méthodes de fermentation, l’entreposage et la mise en marché de leurs produits. Je pense aux danseurs des Grands Ballets Canadiens, qui ont une intelligence kinesthésique impressionnante, qui nous hypnotise par la gracieuseté, la précision et la souplesse de leurs mouvements. Je pense à certains acteurs, que l’on ne reconnaît pratiquement pas d’un film à l’autre, tellement ils incarnent bien chaque nouveau personnage et contrôlent bien leurs expressions faciales et leurs émotions. Les associations se font en mémoire, l’apprentissage se consolide, le cerveau se modifie. Un univers complexe est intégré et maîtrisé. En quoi serait-ce moindre comme types d’intelligence que l’intelligence « traditionnelle », telle que mesurée par les tests de quotient intellectuel (QI)? Aussi, on parle souvent de l’intelligence comme si c’était quelque chose d’inné, qui serait une caractéristique fondamentale d’un individu plutôt que le produit de son environnement et de ses opportunités d’apprentissage ou de développement. Ceci me paraît faire écho aux théories du déterminisme biologique, dont l’impact semble encore perceptible dans plusieurs domaines. Par exemple, les premières études sur les types de leaderships en milieu de travail parlaient de sélectionner les « leaders nés », génétiquement programmés à jouer ce rôle, plutôt que de considérer la complexité des interactions humaines et de favoriser le développement de compétences (De Neve et al., 2013; Johnson et al., 1998). Aussi, à un autre niveau, Cesar Lombroso a émis l’idée du criminel né (born criminal), un être à faible intelligence et à forte impulsivité issu de stades inférieurs de l’évolution humaine. Cette idée est encore à l’issue de nombreux débats en criminologie concernant les rôles spécifiques de la génétique et de l’environnement dans le comportement criminel (Rafter & Ystehede, 2010; Sirgiovanni, 2017). Pour revenir à l’intelligence, bien qu’il soit indéniable qu’il y ait un aspect génétique, biologique, à la chose, de nombreuses études montrent désormais à quel point les enfants élevés dans des milieux sous-stimulants, abusifs ou défavorisés en écopent du point de vue du développement intellectuel. Ces individus pourront ensuite se retrouver stigmatisés, comme s’ils n’avaient pas le potentiel intellectuel nécessaire, comme s’ils n’étaient pas fondamentalement assez intelligents, comme s’ils étaient défaillants, voir même problématiques. Ceci peut évidemment mener à de multiples formes de discrimination sociale et de stigma, par exemple chez certains immigrants défavorisés financièrement et socialement, ou chez différentes communautés désavantagées sur le plan social (par exemple, Noirs, Autochtones), dont l’intelligence et les capacités ont longtemps été sous-estimées ou le sont encore à ce jour par de nombreux individus, fort malheureusement. Je pense aussi aux nombreux élèves dont les capacités ont été sous-estimées alors qu’ils étaient affectés par des facteurs externes, comme de l’intimidation par les pairs ou le divorce des parents. De nos jours, les études scientifiques se dirigent vers une nouvelle direction en ce qui concerne l’intelligence, notamment en mettant de l’avant l’intelligence multiple (Da Costa, 2019). Par exemple, les travaux d’ Howard Gardner, auteur pivot du domaine, ont soulevé depuis 1983 plusieurs formes d’intelligence, dont langagière, visuo-spatiale, logico-mathématique, kinesthésique, interpersonnelle, intra personnelle, musicale, naturaliste (environnementaliste) et spirituelle/existentielle (Gardner, 2011). À ces travaux s’ajoutent ceux de Sternberg, qui a proposé trois types d’intelligence, soit analytique, pratique et créative (Sternberg, 1985). Ces perceptions nouvelles de l’intelligence sont plus récentes et ainsi moins validées scientifiquement à ce jour que les théories initiales du QI. Cependant, ces théories sont intéressantes du fait de considérer une multitude de formes d’intelligence possible. Ceci me semble conforme au fait que l’on puisse apprendre une infinité de tâches et se développer dans une infinité de domaines, le développement individuel n’ayant pas de limites. On pourrait donc penser l’intelligence comme une potentialisation de certaines capacités selon les opportunités qu’un individu rencontrera dans sa vie. Et, parmi ces capacités, on retrouve aussi celles découlant de l’univers émotionnel. En effet, une facette importante et souvent sous-estimée à mon avis lorsque l’on parle d’intelligence est l’intelligence émotionnelle. L’intelligence émotionnelle se définit comme « l’habileté à percevoir et à exprimer ses émotions, à les intégrer à la pensée, à comprendre et à raisonner avec elles, ainsi qu’à les réguler chez soi et chez autrui » (traduction libre; Mayer et al., 2000). Cette forme d’intelligence semble avoir été longtemps écartée par l’influence du courant rationaliste, qui soulignait l’importance de développer un raisonnement logique dépourvu des « biais » que pouvaient engendrer les émotions. Ces dernières étaient ainsi perçues comme une nuisance à la recherche de l’objectivité. Cependant, on sait maintenant que l’intelligence émotionnelle est d’une importance capitale au bon fonctionnement individuel et social. En ce sens, en 1995, Daniel Goleman répondit ainsi lorsqu’il se fit demander par les journalistes du magazine Time ce qu’est l’intelligence émotionnelle : « Ce n’est pas votre QI. Ce n’est même pas un nombre. Mais l’intelligence émotionnelle est peut-être le meilleur prédicteur de succès dans la vie, redéfinissant ce que cela signifie d’être intelligent » (traduction libre; Time, 1995). Aussi, dans son livre l’Intelligence émotionnelle, Goleman rapporte comment l’intelligence émotionnelle est un concept qui semble avoir été omis, voir oublié, au cours des dernières décennies, notamment lors du développement des valeurs modernes de productivité et de performance au détriment de la vie familiale, qui n’est plus centrale. Un tel effritement de l'intelligence émotionnelle, à son avis, semble être au cœur de multiples problématiques s’étant multipliées de façon exponentielle dans notre société moderne, par exemple une augmentation très inquiétante des difficultés académiques, des troubles anxieux chez les enfants et les adolescents, des taux de dépression et de suicide et de la criminalité (Goleman, 2014). Ainsi, en écho au dernier texte de ce blogue par Tony Fournier, je suis également d’avis que de miser davantage sur le développement de l’intelligence émotionnelle puisse contribuer à une meilleure santé sociale, notamment en ce contexte de COVID-19 où le niveau de détresse sociale est très élevé. Pour conclure, j’aimerais citer Todd Rose dans son livre La tyrannie de la norme. Dans cet excellent livre, Todd Rose décrit l’histoire de la recherche de la normalité et ses impacts sur la société. Cette recherche de la normalité survenait notamment dans un contexte de production industrielle, où il devenait nécessaire de considérer le calcul des coûts et bénéfices. Il décrit par exemple que l’armée américaine a fait en 1926 des études pour construire un cockpit d’avion d’un format uniforme pouvant convenir aux pilotes de toutes tailles, dans l’objectif de construire des avions en série et à prix modique. De nombreux pilotes ont été mesurés pour convenir d’un format moyen. Un autre exemple frappant de ce mouvement, survenu en 1919, est la création par un gynécologue américain, le Dr Robert L. Dickinson, de statues nommées Norma et Norman. Ces statues ont été sculptées selon les dimensions moyennes de 15 000 hommes et femmes caucasien(ne)s de 20 à 25 ans préalablement mesuré(e)s. Elles ont ensuite été érigées comme icônes de la perfection physique et ont été (surtout Norma…) l’inspiration de nombreux articles de magazines, publicités, concours de beauté et programmes d’entraînement physique visant à aider les individus à atteindre cet « idéal ». Cette tendance à mesurer la norme et à considérer ce qui s’en écarte comme une « déviance à la norme », en d’autres mots une imperfection, s’est ensuite généralisée et continue à ce jour. Je crois qu’elle est notamment visible dans diverses théories en psychologie et qu’il faille en être particulièrement alertes dans notre domaine. Le QI n’en fait pas exception non plus; on cherchait une norme et une mesure directe et uniforme de l’intelligence. Et bien que le fait de définir de tels concepts soit essentiel pour pouvoir mieux les comprendre, les mesurer, les étudier et pour aider au fonctionnement de l’individu en société (par exemple à s’adapter au contexte scolaire), je me demande s’il n’est pas dangereux de tomber dans un piège en procédant ainsi? Le piège capital d’oublier l’importance des autres types d’intelligence qui ne sont pas compris dans cette définition normative? Ne serait-ce pas mieux de considérer les diverses formes d’intelligence pour les intégrer et les allier? De laisser place à la diversité? Je crois que c’est quelque chose d’important à considérer lorsque l’on reçoit un client en thérapie, puisque de tels biais d’interprétation en lien avec l’intelligence (et la normalité) peuvent être bien ancrés en nous, malgré nous, et nous influencer à notre insu dans notre évaluation et nos interventions.
Références Da Costa, M. P. (2019). Théories de l’intelligence : Concepts et évaluations du haut potentiel. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 67(3), 152‑157. De Neve, J.-E., Mikhaylov, S., Dawes, C. T., Christakis, N. A., & Fowler, J. H. (2013). Born to lead ? A twin design and genetic association study of leadership role occupancy. The Leadership Quarterly, 24(1), 45‑60. Gardner, H. E. (2011). Frames of mind : The theory of multiple intelligences. Hachette Uk. Goleman, D. (2014). Le prix de l’ignorance. Dans L’Intelligence émotionnelle (p. 327‑367). J’ai lu. Johnson, A. M., Vernon, P. A., McCarthy, J. M., Molson, M., Harris, J. A., & Jang, K. L. (1998). Nature vs nurture : Are leaders born or made ? A behavior genetic investigation of leadership style. Twin Research and Human Genetics, 1(4), 216‑223. Mayer, J. D., Salovey, P., & Caruso, D. R. (2000). Models of emotional intelligence. RJ Sternberg (ed.), 396. Rafter, N., & Ystehede, P. (2010). Here be dragons : Lombroso, the gothic, and social control. Dans Popular Culture, Crime and Social Control. Emerald Group Publishing Limited. Sirgiovanni, E. (2017). Criminal Heredity : The Influence of Cesare Lombroso’s Concept of the “Born Criminal” on Contemporary Neurogenetics and its Forensic Applications. Med Secoli, 29(1), 165‑188. Sternberg, R. J. (1985). Beyond IQ: A triarchic theory of human intelligence. CUP Archive.
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Juin 2022
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