Le choix de devenir psychologue - la suite : la différence entre l’accommodation et l’empathie6/15/2019 Je terminais mon billet de blogue du 20 février 2019 (sur le choix de devenir psychologue) avec ces phrases : « Le choix de devenir psychologue est donc un choix qui se fait en même temps qu’on choisit de devenir nous-mêmes. C’est ensuite ce qui fera toute la différence dans notre plaisir à travailler, dans notre efficacité comme thérapeute aussi, et qui donnera un sens différent à nos traumatismes émotionnels. » Ce sont de belles phrases sages qui insufflent de l’espoir dans les débuts de carrière parfois souffrants, en même temps qu’elles invitent le psy en devenir et le psy en début de pratique à s’accorder le droit de se découvrir et d’être lui-même, dans un contexte où il a la responsabilité d’être là pour l’autre.
Mais cette responsabilité d’être là pour l’autre amène son lot de complexité. D’un point de vue théorique et éthique, cette responsabilité est essentielle pour aider les clients et les protéger d’abus potentiels de toutes sortes. Elle ne doit jamais être remise en question. C’est aussi toute la beauté de notre travail de se tourner vers l’autre qui souffre et de lui tendre la main (pour ne pas dire l’oreille), de lui offrir notre regard (pas seulement celui qui voit mais celui qui reconnaît et ré-humanise et qui donne de nouvelles perspectives). D’un point de vue expérientiel, cette responsabilité peut toutefois être vécue douloureusement par le thérapeute, mettre en lumière les abus émotionnels et psychologiques (ou les déséquilibres relationnels souffrants) qu’il a vécus et les tensions répétitives que ces expériences ont pu laisser en lui. C’est à partir de ce point de vue expérientiel que des concepts comme celui de l’accommodation pathologique et autres théories du masochisme ou du faux-soi chez le thérapeute ont été développées. C’est aussi à partir de ce genre de posture, celle de l’accommodation pathologique, que le concept de l’empathie peut être mal compris et vécu. Cela peut amener bien des dyades thérapeutiques vers la souffrance du déséquilibre de la relation « objectifiée ». Clarifions… L’accommodation pathologique - c’est quoi? C’est Dr. Bernard Brandchaft, considéré comme un des fondateurs de l’approche intersubjective, avec Dr. Robert Stolorow et Dr. George Atwood, qui a d’abord défini ce concept d’accommodation pathologique. On peut définir l’accommodation pathologique comme une manière d’être ou de fonctionner, inconsciente bien souvent, où la personne (disons l’enfant dans le contexte initial) adopte les perceptions et émotions d’autrui (son parent le cas échéant), au détriment de sa propre expérience et ce, pour répondre à un besoin d’attachement et préserver le lien pouvant répondre à ce besoin. Ce lien d’attachement serait autrement menacé, ce qui menacerait à son tour la santé psychique de l’enfant (Doctors, 2017). Il nous arrive tous à un moment ou un autre de nous accommoder à autrui et d’arborer ses perceptions et émotions, sans que ce ne soit nécessairement de l’accommodation pathologique. En fait, au fil des expériences que l’enfant fait, il assimile de nouvelles données qui nécessiteront que ses propres émotions et perceptions s’accommodent à ces nouvelles informations. Par contre, nous parlons d’accommodation pathologique quand il y a un risque traumatique associé au fait de ne pas s’accommoder à l’autre, le risque de perdre un sentiment de sécurité essentiel à la survie, ce qui viendrait avec une anxiété désorganisante, voire destructrice. Pour préserver un sentiment de sécurité, l’enfant apprend donc à aliéner son monde interne à celui de son parent et à organiser sa vie psychique autour de ce principe d’accommodation pathologique qu’il reproduira ensuite dans d’autres contextes relationnels (Doctors, 2017). L’accommodation pathologique chez le thérapeute Il n’est pas rare que les thérapeutes aient grandi, à différents degrés, dans des systèmes relationnels d’accommodation pathologique. Que ce soit parce qu’ils ont « pris soin » d’un parent ou d’un proche souffrant de problèmes de santé mentale en devant « mettre de côté » leurs propres besoins émotionnels ou parce qu’ils ont dû réprimer leurs émotions négatives en situation familiale dysfonctionnelle, l’expérience d’accommodation pathologique peut s’inscrire comme un principe organisateur (ou schéma) du fonctionnement psychique du thérapeute qui choisit ensuite cette profession parce qu’habitué de se substituer pour l’autre et de faire abnégation de lui-même (d’où le risque de connaître des relations « objectifiées » où on pourrait penser que le thérapeute se trouve en situation d’abus émotionnel et psychologique). Quand c’est le cas et que ce n’est pas conscientisé, l’expérience que fera le thérapeute de son travail risquera de n’être que partiellement satisfaisante. Par exemple, il se trouvera souvent « happé » par l’expérience de son client, ressentant souvent les émotions et perceptions de l’autre comme si elles étaient les siennes. Ça deviendra lourd, épuisant et chargé d’impuissance par moment. Au début de ma pratique de psychologue et durant de nombreuses années ensuite, j’ai confondu cette posture d’accommodation pathologique avec ce qu’est l’empathie. Comme Kohut définissait l’empathie comme une introspection vicariante ; un outil de collecte d'informations quand l'analyste sent en lui des émotions, des états et pensées de l'expérience du patient (Kohut, 1971), je confondais cette « immersion dans l’expérience de l’autre pour le comprendre » avec cette posture plus prolongée de consonance à l’expérience de l’autre que peut être l’accommodation pathologique. Quand c’était le cas, je reproduisais non seulement cette expérience douloureuse pour moi mais je perdais le sens de ce qui est aidant et efficace, en même temps que le plaisir de travailler et d’être avec l’autre. Aussi banal cela puisse paraître, on ne peut pas être présent à l’autre si on n’est pas présent! On devient alors comme un objet qui sert les besoins de l’autre en surface. Mais rien ne change en profondeur dans ce genre de dyade thérapeutique. Pour rendre les choses encore plus compliquées, quand on est dans ce genre de système relationnel, on peut prendre le raccourci de penser qu’il est temps que l’on pense à soi, mais en prenant des distances drastiques avec l’autre. Par exemple, on se coupe de toute lourdeur dans l’échange émotionnel avec l’autre par crainte de se sentir sur-responsable ou on se permet une forme de colère « agie » qui s’apparente au rejet de l’autre. C’est une réaction que nous pouvons reconnaître chez certains clients qui expriment ne plus vouloir « prendre soin des autres » et penser enfin à eux-mêmes, mais qui peut devenir d’autant plus complexe, voire problématique, quand elle se vit chez le thérapeute qui a un rôle de responsabilité, comme évoqué ci-dessus. De manière plus subtile, le thérapeute qui trouve refuge dans ses théories et prend une distance protectrice face à son client peut bien, à son tour, sans s’en rendre compte, demander à son client de s’accommoder à lui pour ne pas vivre l’expérience inverse. Le chemin de l’émancipation… Le thérapeute qui a connu de tels systèmes relationnels d’accommodation pathologique, qui s’est sacrifié à l’autre pour survivre et peut en expérimenter les contre-coups dans son travail avec ses clients, se trouve-t-il voué à s’oublier puis à devoir prendre fréquemment des vacances pour exister? Ou bien, doit-il absolument trouver refuge dans des modèles théoriques et thérapeutiques qui lui « donnent le droit » de se distancier pour exister? Bien sûr que non. Il y a un chemin, propre à chaque thérapeute, qui peut le mener à se découvrir et se rencontrer, en même temps qu’il découvre et rencontre l’autre. Ça s’appelle l’expérience de résonance empathique (Lecomte et Richard, 2001) et c’est une expérience qui se vit, tous modèles et approches confondues. C’est une expérience relationnelle où on parvient à « ressentir » l’autre et le comprendre tout en ressentant notre propre expérience émotionnelle et perceptive. On passe d’une habitude à « être un » avec l’autre à une expérience « d’être deux » en interaction. Quand ça se passe bien, on peut avoir un sentiment de collaboration et d’expansion au contact de l’autre, client comme thérapeute. On peut ressentir à la fois les similitudes de nos expériences respectives, et leurs différences. En zone conflictuelle, on va alors sentir la tension du compromis, sentir la tension de la différence avec l’autre et ce qu’elle amène d’inconfortable. Par contre, cet inconfort n’est plus autant menaçant, de manière à ce qu’il ne soit plus automatiquement évité. L’expérience d’opposition entre le soi et l’autre, où « s’alterne » le droit d’exister, peut alors diminuer en fréquence dans l’expérience du thérapeute. Ce genre d’expérience d’opposition a la fonction d’éviter de ressentir la tension entre les besoins du soi et les besoins de l’autre (et la colère aussi) et de préserver la relation. Mais elle n’est plus autant nécessaire quand le sens de soi grandit au contact de l’autre. Donc, pour vivre de telles expériences de résonance, il faut s’émanciper de nos « patterns » d’accommodation pathologique en acceptant en quelque sorte de ressentir l’inconfort de cette tension entre soi et l’autre ou en acceptant de ressentir l’écueil de la distance ou de la séparation/différenciation de l’expérience du soi et l’expérience de l’autre. Inutile de dire que si la conséquence de cette séparation ou différenciation a autrefois été menaçante pour la survie psychique (et peut-être même physique), accepter de ressentir l’écueil de la distance peut être une utopie conceptuelle. Ça prend donc une base relationnelle « sécure » pour y arriver, des expériences relationnelles assez sécurisantes pour que le sens de soi devienne plus « solide » dans un premier temps et que le thérapeute puisse connaître l’expérience d’exister de manière distincte tout en maintenant la relation à l’autre. Cette émancipation est donc autant réparatrice et libératrice qu’effrayante et frustrante par moment. Ça peut passer par un travail de thérapie personnelle, par un « travail » qui se fait par l’expérience amoureuse (dans laquelle peuvent se côtoyer ces dynamiques ou mouvements d’abnégation vs d’indépendance) ou par l’expérience parentale (si vous côtoyer un enfant de 2-3 ans, dans sa quête d’autonomie et son dilemme quand il a peur de « perdre » ce qu’il avait de connexion symbiotique ou fusionnelle avec son parent, vous savez de quoi je parle!). Peu importe le chemin pris, la conscience de cette expérience relationnelle d’accommodation fondatrice constitue le premier pas vers la possibilité de connaître des expériences relationnelles différentes et plus satisfaisantes. On pourrait dire de façon réductrice en terminant que quand ça se ressent souvent comme « sacrificiel » c’est qu’on est peut-être pris dans ce système d’accommodation pathologique. Un pas de recul et de réflexion permet alors la conscience des enjeux relationnels complexes qui se rejouent pour le thérapeute et peut-être l’amorce d’une libération qui transformera son expérience de lui-même, son expérience de son rôle professionnel et son impact avec les clients. Références: 1. Doctors, S. (2017). Brandchaft’s pathological accommodation - what it is and what it isn’t. Psychanalysis, Self and Context, 12:45-59. 2. Kohut, H. (1971). Analyse et guérison. PUF (édition 1991). 3. Grilles de Conrad Lecomte et Annette Richard sur les postures d’écoute et d’intervention en accordage émotif basées sur les études de Beebe et Lachmann (stage intervention I - CUP UdeM - 2001).
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Juin 2022
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