Par Marie Noël, psychologue clinicienneJ’ai d’abord eu envie d’intituler ce billet « Le blogue est en panne d’inspiration! » (et vous verrez que c’est finalement le plus long article que j’ai écrit à date je pense bien!) et d’écrire quelques lignes sur la surcharge du psy avant les Fêtes, période de l’année où plusieurs anciens clients reviennent, « vulnérabilisés » par ce climat qui invite au partage et à l’amour, par l'appréhension des rencontres familiales compliquées, par la solitude qui devient encore plus douloureuse à ce temps-ci de l’année… Cette surcharge vient souvent réduire l’espace de réflexion, le temps pour lire, pour discuter avec les collègues… Mais comme mon cerveau ne tolère pas cette réduction d’espace bien longtemps, entre minuit et 1h du matin, une nuit la semaine dernière, m’est apparue l’idée de penser aux « zones tampons » dans notre travail : l’expérience des frontières en relation à l’autre et de comment, en contexte « sécure », cette expérience des frontières se vit comme des mouvements fluides où notre attention cognitive et affective « se promène » du soi à l’autre, du thérapeute à son client. J’ai pensé à comment un contexte de surcharge sur-sollicite nos capacités d’adaptation et nous éloigne du « sécure » et de cette expérience de « zones tampons » où les frontières existent de manière fluide, cette expérience que certains appellent « la résonance empathique » (Lecomte et Richard, 2001)… Il n’y a donc pas seulement les mécanismes de protection/défense autour des blessures relationnelles et carences de nos clients (et les nôtres!) qui réduisent notre disponibilité à ce qui se passe, qui réduisent la flexibilité de l’échange et l’expérience de connexion que l’on peut vouloir favoriser dans notre travail. Un contexte stressant, une surcharge, et la disponibilité à soi et à l’autre se réduit…
Au début de ma pratique, je connaissais très peu cette expérience de « zones tampons » dans mon travail. Je me trouvais souvent à « m’immerger » dans l’expérience de mes clients, je portais très peu attention à mon ressenti durant les séances et sollicitais surtout mes capacités intellectuelles et cognitives. Je me dissociais de l’affect durant les séances et y réfléchissais souvent après-coup. Dans certains processus où cette immersion était lourde et plus difficile, il m’arrivait ensuite de tenter de placer des frontières plus opaques, en attribuant, par exemple tel diagnostic ou trouble à tel client et en allant lire et consulter les techniques et façons de faire avec ce type de problématique. Je parvenais parfois à me raccorder à une expérience se rapprochant de la résonance et de la « zone tampon » ou l’espace de jeu comme dirait peut-peut-être les psychodynamiciens, quand, dans mes réflexions après-coup, j’apportais à la séance suivante le fruit de cette réflexion, au bénéfice du client et des aspects observés et vécus dans la relation thérapeutique. Mais que c’est difficile (souvent abstrait quand on commence) cette expérience de « résonance empathique », cette expérience relationnelle sécure, où on se « sent » en contact avec l’autre que l’on tente d’approcher et de comprendre, cette expérience fluide de conversation et cet état de connexion où on peut à la fois ressentir et réfléchir. Comme thérapeute qui débute, cette expérience se rend plus rare souvent à cause d’une plus grande anxiété à vouloir bien faire, pour son ego et/ou pour le client/patient. Et j’ai pensé : au-delà de se demander, dans l’immédiateté en séance, comment on se sent et porter une plus grande attention à nos mouvements internes ou laisser libre cours à nos pensées de « jouer » avec le contenu apporté par le client, comment peut-on favoriser cette expérience de « zone tampon », de résonance, pour qu’elle se produise plus souvent dans notre travail? C’est souvent dans cette zone que l’on est le plus efficace, mais aussi et surtout, bien…. Métaphoriquement, on peut voir chaque thérapeute comme une caisse de résonance différente, ou comme un guitariste qui utilise un EBow (d’où le titre de ce billet). « L'EBow est un résonateur, appareil électronique à l'intention des guitaristes inventé par Greg Heet en 1969. Le champ électromagnétique qu'il émet provoque le mouvement des cordes, et le son ressemble à celui que produirait l'utilisation d'un archet, d'où son nom »(merci Wikipédia!). Le son qu’il produit peut donner aussi l’impression qu’il s’agit d’un autre instrument, comme une flûte ou une clarinette. Donc, le EBow sur différentes guitares, jouées par différents guitaristes, donne différents sons, sans compter les différentes compositions musicales crées avec ce résonateur… Pour écouter le son d’un EBow, quoi de mieux qu’un petit moment nostalgie en retournant écouter le début de « With or without you » de U2 (quoi? c’est de la guitare ça?, ben oui! Mais avec un EBow!) https://www.youtube.com/watch?v=TxIjlo1ZPcQ Si on revient à la thérapie et qu’on pousse un peu la métaphore : le thérapeute serait comme un guitariste qui utilise un EBow (donc, ses capacités de résonance) sur différentes guitares (donc, les différentes expériences affectives que nous rapportent les patients/clients) et le son que ça va produire peut être surprenant, différent, et donner lieu peut-être à un nouveau son, une nouvelle trame musicale, etc. Ainsi, si on explore et apprend comment « notre EBow » fonctionne et ce qu’il peut capter et émettre quand on est en relation avec nos clients et leurs récits, alors on peut s’approcher d’une expérience de résonance qui implique que l’on soit vraiment connecté à notre expérience pendant que nous sommes en relation à l’autre devant nous et que nous sommes là pour lui. Et, comme pour toute autre habileté, on peut peut-être s’entraîner pour y arriver plus souvent? Pour que mon cerveau se réveille à minuit et se donne un espace de réflexion et de jeu en temps de surcharge, je constate qu’il a été bien entraîné au fil des années et qu’il ne peut plus s’en passer. Je vous donne donc mes « trucs » à ce niveau mais je serais curieuse d’entendre (ou de lire) les vôtres! Par ailleurs, soulignons que j’ai récupéré plus d’heures de sommeil les nuits après ce réveil et que j’ai pris du temps pour me ressourcer… parce qu’il ne s’agit pas de sur-activer le cerveau pour en finir par s’épuiser (dans un autre billet peut-être je parlerai de l’épuisement du psy) et faut rappeler que cette zone de réflexion est une expérience agréable - un espace de créativité - pas le genre de réflexion « ruminative » que l’on peut avoir quand on est trop stressé ou anxieux. Et donc, n’oublions pas que pour naturellement se re-trouver en tant de surcharge, il faut, bien sûr, d’abord dormir et prendre du recul de la psycho. Le retour au corps On fait un travail qui est parfois très abstrait et sollicite beaucoup nos capacités cérébrales, réflexives, cognitives, en lien avec les affects que l’on côtoie, les nôtres et ceux de nos clients/patients. Parfois, on peut devenir déconnecté du tangible et s’éloigner de ce qui est de l’ordre de la connexion nécessaire pour que l’on soit efficace. Pratiquer une activité physique qui demande précision du corps, comme la danse, les arts martiaux, le yoga, etc. permet de développer son sens de l’écoute des différentes parties de notre corps et de nous aider à être plus en accordage avec nous-mêmes et nos clients/patients dans l’expérience émotionnelle telle qu’elle se ressent somatiquement. Ainsi, pratiquer ce genre d’activité, qui remet le focus sur notre corps et notre expérience sensorielle et corporelle, peut nous aider à développer une autre posture relationnelle dans l’immédiateté avec les clients et favoriser cette zone « tampon » entre le thérapeute et son client. Ainsi, le thérapeute en contact avec son corps remarquera plus rapidement les tensions senties en séance, dans son propre corps et en résonance à ce qui est senti par le client ou avec lui, de manière à se rapprocher davantage d’une intervention où il ne se sent plus seulement en relation à l’autre mais à lui-même aussi en relation à l’autre. Cela peut paraître plus fatigant de considérer davantage de variables au niveau senti, mais dans l’expérience, c’est plutôt le contraire qui se produit. En autant que la présence consciente à notre corps soit bienveillante, non-jugeante et appréciative plutôt qu’alarmiste ou interventionniste. Se pratiquer « à résonner » dans plusieurs autres contextes que celui de la thérapie L’expérience de résonance n’est pas loin de celle de la contemplation/méditation, mais son intention est différente. Quand on contemple ou médite, on porte attention à ce qui est « là, tout simplement » - en nous ou autour - et on accède peut-être à un ralentissement du flot de pensées et éventuellement un vide agréable, une détente de l’esprit, des sens et du corps. La contemplation est cette expérience que l’on peut faire en regardant une oeuvre d’art que l’on trouve belle et pour laquelle on se dit tout simplement « wow! ». La résonance est peut-être une expérience plus active, en ce sens qu’elle sollicite nos capacités réflexives et créatives. On va chercher à aller plus loin que le « wow! » pour arriver peut-être à un « hmmm hmmm » (j’ai pris ces expressions de l’artiste visuel Olafur Eliasson dans une série documentaire sur Netflix intitulée Abstract : the art of design). On peut par exemple, observer des images qui émergent en nous ou des pensées pendant que l’on regarde, s’intéresser à ce qu’elles veulent dire, à ce qu’elles motivent en nous, comme sensations, paroles ou actions. Décrire ces expériences est complexe et le risque de tomber dans l’ésotérisme guette. Il faut voir ces expériences comme des tentatives dynamiques d’appréhensions du monde en nous et autour de nous et non comme des finalités, des vérités ou des certitudes arrêtées. Dans l’histoire de l’humanité, en sciences humaines, on se « fait prendre par l’ésotérisme » quand on sort de la quête de connaissance pour ériger des théories sous forme de dogmes que l’on suit en éloignant la remise en question ou en imaginant que ce qui émerge alors est une vision, une prémonition, un signe, une certitude, etc. Plus concrètement, explorer l’expérience de résonance, ça peut vouloir dire de s’asseoir sur une roche en montagne, de commencer par observer les couleurs qui s’offrent à nous, la lumière qu’il fait ce jour-là, à contempler le paysage, en totalité et en parties, et d’observer ensuite les yeux ouverts ou fermés ce qui monte en nous ou ce qu’on peut capter dans l’immédiateté. On peut ensuite se laisser aller à ce qu’on aurait envie de faire ou pas avec ce qui émerge. A-t-on envie de développer une idée, de vouloir observer encore plus l’ordre des choses dans la nature dans laquelle on se trouve, d’en faire une photo, un projet, etc. La résonance en thérapie Lorsque cette ouverture, cette curiosité et peut-être cette forme de mise en action créative se développent, on peut éventuellement l’expérimenter en relation et en thérapie. Par exemple, j’écoute ce client me raconter un événement qui l’a ébranlé, je porte attention tant au récit qu’au ton/son de sa voix quand il me le raconte, à sa posture, je porte attention à ce que je ressens aussi en l’écoutant, aux images, pensées et idées qui me viennent, éventuellement aux interventions que j’aurais envie de faire (ou pas). Plus j’expérimente cela en m’y intéressant sans chercher à « agir » tout de suite, plus ce processus devient naturel, devient une source d’informations qui peuvent enrichir le processus de thérapie, moins cela prend du temps aussi et plus je fais des interventions précises et accordées, mais également des interventions qui me ressemblent et font que mon patient/client a accès au « vrai » en moi. Aussi, quand on utilise des techniques parce qu’elles ont émergé de ce type de processus, plus elles sont souvent pertinentes et ont plus d’impact (parce qu’elles sont en réponse à ce que vit le client et que le client nous sent présent avec lui pendant qu’on lui propose tel ou tel outil) que quand on les applique dans une structure ou un plan pré-établi. Parce que ça paraît aérien tout ça et sûrement abstrait, je termine avec quelques questions de départ, pour le thérapeute qui a envie de s’exercer à cette forme d’expérience résonante :
En se posant certaines de ces questions plus souvent, on identifie nos résonances propres (notre EBow intérieur!) dépendant de certaines situations cliniques mais aussi nos résonances qui peuvent être particulières à chaque processus avec chacun de nos clients/patients. Par exemple, en ce qui me concerne, j’ai remarqué que mon corps lutte contre la fatigue souvent quand un client se défend massivement d’émotions douloureuses, quand il s’en dissocie. Ainsi, quand ce genre de sensation m’envahit, je comprends maintenant que mon corps réagit à certains mécanismes d’évitement émotionnel. De manière moins intense, mon esprit divise son attention et je « vois » souvent des images de lieux familiers qui ne sont pas particulièrement chargés émotionnellement quand un client défile le cours de sa pensée de manière plus intellectuelle, sans pour autant être « déconnecté » ou se défendre/éviter un contenu émotif sous-jacent. C’est le signe souvent quand cela se produit que l’on est, le client et moi, dans une conversation qui ne mènera pas nécessairement à quelque chose de significatif et qu’il y a un certain maintien confortable de certaines façons de faire, de fonctionner. Par ailleurs, les récits plus chargés émotionnellement s’accompagnent pour moi d’images inventées selon ce que me décrit le client (des images de son enfance telle que je me la représente à ce moment par exemple). Les moments de résonance les plus forts sont souvent ceux où des images émergent qui impliquent la relation thérapeutique. Par exemple, il m’est déjà arrivé, lors d’un moment où un client était dans un état particulièrement souffrant et régressé, d’avoir une image saisissante de bercer le petit bébé qu’il était et d’en devenir complètement surprise et bouleversée moi-même sur le coup. Ce genre d’image, de résonance, peut amener des interventions très significatives mais demande prudence, délicatesse et doigté. Ainsi, on ne doit jamais, à mon sens, « agir » une telle image qui nous apparaît lorsque nous sommes en « résonance ». Par contre, trouver les bons mots pour communiquer ce qui vient d’émerger peut donner alors lieu à des moments d’empathie réparatrice. Sur cette dernière phrase, je vous souhaite de beaux moments de résonance avec ce et ceux qui vous entourent en ce temps des Fêtes. 2019 a été une année intense qui a marqué les débuts d’Espace Intégratif. Elle se termine en beauté! On va souhaiter du vent dans les voiles à ce bateau qui vient de prendre le large avec plusieurs membres à son équipage, de belles rencontres, des moments d’échange enrichissants et encore plus d’expériences de développement en 2020! Références 1. Grilles de Conrad Lecomte et Annette Richard sur les postures d’écoute et d’intervention en accordage émotif basées sur les études de Beebe et Lachmann (stage intervention I - CUP UdeM - 2001). 2. Abstract : the art of design (2017) (sur Netflix : https://www.netflix.com/ca-fr/title/80057883)
4 Commentaires
Gérald Lajoie
12/12/2019 08:51:32
Merci pour ce beau texte. Je suis étonné qu'il rejoigne à ce point une thématique qui m'occupe depuis plusieurs années déjà, celle du rôle joué par les métaphores en thérapie. J'y ai été amené lorsque les éducateurs avec lesquels je travaillais en CJ utilisaient des contes que j'avais écrits pour les aider.Ils avaient plus de succès que l'auteur ! Cela m'a amené au livre de Allan Schore The Science of the Art of Psychotherapy qui m'a fait découvrir que nos hémisphères cérébraux perçoivent et traitent la réalité de façons très différentes et que cela donne sens à toute la lutte entre l'intellect, le rationnel... et le corps... et entre les deux, l'espace qui se déploie à la condition que le thérapeute suspende sa détermination à suivre le manuel plutôt que le client. Un univers fascinant. Sur ce, passez de très Joyeuses Fêtes et continuez votre super-initiative d'intégration ! L'avenir est là!
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Marie Noël
12/12/2019 09:33:56
Merci pour votre commentaire Gérald! Cette utilisation des contes et métaphores pour favoriser cet espace de résonance me parle beaucoup! L'intégration plutôt que l'opposition, autant dans l'univers psychique que relationnel, voilà la belle mission d'Espace Intégratif! Joyeuses Fêtes à vous aussi!
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Jean-Pierre Marceau
1/9/2020 15:07:44
Moi qui joue de la guitare depuis 50 ans et qui n'avait jamais entendu parler du Ebow, il fallait ce beau texte de toi Marie pour me donner envie de m'en procurer un !! Ce sera mon cadeau de Noël inspiré par Marie Noël !!
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Marie Noël
1/10/2020 12:18:51
Merci Jean-Pierre pour ton généreux commentaire, à pleins de niveaux! Ta façon de "résonner" à mon texte montre ce qu'est la résonance aussi et c'est agréable de le vivre, autant par écrit qu'en chair et en os!
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