Par Marie Noël, psychologue clinicienneIl est encore trop tôt pour réfléchir avec recul sur ce qui se passe, nous sommes « les deux pieds en plein dedans », mais ma régulation émotionnelle passant par la réflexion, l’effort de distanciation qu’elle exige me permettant parfois de souffler un peu et de reprendre mes repères, j’ai voulu mettre par écrit mes pensées des dernières semaines.
Selon la définition de l’OPQ (https://www.ordrepsy.qc.ca/qu-est-ce-qu-un-psychologue-) : « Le psychologue est un expert du comportement, des émotions et de la santé mentale. Il intervient auprès des personnes qui éprouvent de la détresse ou des difficultés psychologiques ». Son travail consiste à :
On précise aussi que selon la loi (Code des professions), « l’information, la promotion de la santé, la prévention du suicide, de la maladie, des accidents et des problèmes sociaux font également partie de l’exercice de la profession auprès des individus, des familles et des collectivités. » (site de l’OPQ). Les temps de crise que nous traversons nous appellent non seulement à cet exercice de notre profession dans différentes conditions exigeant flexibilité et changements dans nos pratiques (nous devenons experts de la télé thérapie mine de rien…), mais ils nous appellent aussi, à mon sens, à une redéfinition de nos rôles, pouvoirs d’intervention et de la place que nous prenons dans notre collectivité. Autrement dit, au-delà des ajustements que nous faisons tous actuellement pour maintenir notre pratique (et qui perdureront possiblement dans le temps même après la crise de la COVID), je me pose souvent les questions suivantes dans les dernières semaines :
Avant d’amorcer la réflexion, qui s’étendra sûrement sur plusieurs semaines et mois, pour nous tous, j’ai envie d’honorer les efforts de chacun de nous actuellement et vous rappeler que nous sommes encore liés (même si temporairement confinés) par une même mission qui nous tient à coeur. Continuer à aider les gens dans un contexte tel que nous le connaissons en ce moment remet en lumière l’engagement que nous prenons vis-à-vis nos semblables et les gens les plus vulnérables. Ça peut parfois nous donner l’étiquette de « héros » aux yeux des autres, mais au fond, la flamme qui nous anime n’est qu’humaine, et à chaque action que l’on pose pour aider notre prochain, en contexte difficile pour nous aussi, on ré-humanise une expérience douloureuse qui pourrait autrement nous éloigner de notre humanité. Quels rôles prenons-nous et pouvons-nous prendre en temps de crise? Le psychologue - phare dans la tempête Depuis le début de la crise, je me délecte des billets de blogue de Sonia Lupien, auteure, chercheure et conférencière spécialiste du stress (https://sonialupien.com/blogue/) bien présente dans les médias. Avec humour, elle réussit à vulgariser de l’information fort pertinente sur la réaction au stress et au trauma actuel et à nous faire prendre un recul intelligent sur nos émotions et réactions. Aussi, comme beaucoup de collègues, je me suis enchantée du passage de Pascale Brillon, psychologue clinicienne et professeure à l’UQAM spécialisée dans le TSPT, à Tout le monde en parle le 22 mars dernier (https://ici.radio-canada.ca/tele/tout-le-monde-en-parle/site/segments/entrevue/159782/guy-lepage-pascale-brillon-psychologue-anxiete-coronavirus). Elle nous parlait avec sensibilité des réactions traumatiques que nous pouvons avoir et ressentir et nous invitait à la résilience, terminant l’entrevue sur un message d’espoir en évoquant comment nous pourrions sortir transformés, plus forts, de cet épisode difficile. Le psychologue devient alors un guide, un phare qui éclaire le chemin dans la nuit. Quand nous nous trouvons « vulnérabilisés » comme c’est le cas actuellement, nous cherchons naturellement celui ou celle qui sera assez fort pour nous sécuriser, nous réconforter et nous aider à trouver les ressources en nous et autour pour faire face à l’adversité. Kohut parlait de la réponse au besoin idéalisant (Kohut, 1971), lorsque le parent offre à l’enfant la possibilité de compter sur lui comme figure d’attachement qui lui apprendra les habiletés dont il a besoin pour faire son chemin dans le monde, et que l’enfant bénéficie de ce lien sécurisant pour y développer sa confiance en lui et son sentiment d’agence (Self-agency). En temps de tempête collective, le psychologue peut jouer ce rôle idéalisant de leader positif. Il invite alors les gens à demeurer dans l’action, à poser des gestes constructifs, à ne pas se laisser submerger par l’angoisse et l’anxiété qui font adopter souvent des comportements qui accentueront la souffrance. Parfois aussi, le psychologue est celui qui offre contenance à cette angoisse et anxiété, porte la douleur de l’autre, comme nous le rappelle Nicolas Lévesque, psychologue et psychanalyste, dans son plus récent livre, Phora : sur ma pratique de psy (Lévesque, 2019). Le psy a vu pleuvoir souvent et se montre alors assez « fort de sa confiance » pour prendre un peu du bagage de l’autre et lui redonner l’espace psychique auparavant envahi par sa souffrance. Le psychologue - alterego qui humanise ou ré-humanise en contexte aliénant En plus des dommages physiques et physiologiques causés par l’expérience traumatique, le psychologue clinicien venant en aide aux victimes de trauma constate comment cette expérience aliène aussi des parties importantes du Soi, surtout quand le trauma a lieu au cours du développement de l’enfant, et/ou de manière répétée. Le trauma appelle à la dissociation et au recours à des mécanismes de protection qui deviennent à leur tour bien souvent problématiques parce qu’ils contribuent à la répétition du trauma pour soi et les autres. C’est ce qui nous fait dire parfois que tel client est blessé ou brisé, que telle cliente est une grande brûlée, etc. La porte d’entrée pour redonner dignité et contact au Soi est alors barricadée et il peut prendre des années au psychologue et son client traumatisé pour parvenir à reconnaître et même à vivre une expérience émotionnelle avec permission d’être et éventuellement, jeu et créativité. Ce que nous vivons actuellement ne se compare probablement pas à de tels traumas, mais il n’en demeure pas moins que les effets aliénants de la crise nous guettent. Oui, il est important de demeurer actifs et de poser des gestes constructifs, il est important de parler de résilience et d’espoir et du fait que nous sortirons vaillants et grandis de la crise. Il est important de penser aux besoins de base de tout un chacun et d’y répondre avec toutes les ressources psychosociales nécessaires. Mais n’oublions pas que nous avons un rôle à jouer et une place à prendre pour ne pas que se répètent sempiternellement les mêmes réactions humaines en temps difficiles, celles de reléguer au sommet de la pyramide des besoins émotionnels et psychologiques pourtant importants, le temps que l’on assure le reste, « plus essentiel » à la survie. C’est parce que l’on fait cela bien souvent, reléguer aux oubliettes ce qui est le plus humain en soi, réserver la douleur au silence en temps de crise, que nous nous trouvons ensuite tellement plus souffrants et malades. À cet effet, un très beau texte écrit et prononcé par le fils de Heinz Kohut lui-même lors du congrès de l’IAPSP à Viennes en 2018 (et qu’on peut lire dans le plus récente édition du Psychoanalysis, Self and Context), nous rappelle comment l’histoire traumatique se répète à travers le silence, le tabou et la défense contre la douleur, et façonne notre expérience humaine des générations durant (Kohut, 2020). Les connaissances du psy, sa conscience, sa capacité d’empathie et de contact (à soi et à l’autre et ce - même en télépratique), ses mots et sa présence en temps de crise (pas seulement après) peut avoir des pouvoirs non négligeables. Nous-mêmes plongés dans la crise, nous devenons des semblables (d’où le terme alterego - au sens du besoin alterego, Kohut, 1971) capables de partager l’expérience de l’autre qui souffre et d’y résonner peut-être encore plus qu’à l’habitude. En autant que l’on puisse se reposer aussi et trouver de l’espace pour articuler et élaborer ce que nous sommes en train de vivre, le réguler et le digérer un peu, nous sortons alors d’une posture d’expert stéréotypée et avons le pouvoir d’accompagner les gens au plus près de ce qu’ils vivent (et de nous accompagner nous-mêmes au plus près de ce que nous vivons). La crise comporte donc autant le risque de nous traumatiser qu’elle a le potentiel de nous humaniser ou nous ré-humaniser, si nous ne perdons pas l’occasion d’accueillir ce qu’elle nous fait vivre, aussi sombre cela puisse d’abord apparaître. Prendre notre place dans le contexte actuel Il m’est arrivé à plusieurs reprises dans les dernières semaines de me demander si je ne devais pas à nouveau m’impliquer dans le communautaire, quitte à mettre de côté ma formation de psy, pour intervenir dans l’action auprès des gens vulnérables. Je suis certaine que je ne suis pas la seule psy à avoir senti cette tension émanant de la limite des mots et de notre habitude verbale dans un contexte qui appelle à une urgence d’action et une implication concrète. Ce que je dénonçais ci-dessus, je le portais en moi aussi, cette idée ou préjugé que ce que nous faisons est moins essentiel qu’on oserait le penser. Jusqu’à ce que je me rende compte que ma réaction parlait de mon rapport à l’impuissance et à mes propres mécanismes de protection contre la souffrance traumatique. J’ai senti s’agiter en moi la « sauveuse », façon maintes et maintes fois employée, dans un passé pas si lointain, pour ne pas contacter l’angoisse de la souffrance et de l’incertitude dans l’adversité. Quand cette « sauveuse » s’active, le stress monte et ce que je pourrais pourtant faire de manière plus efficace, présente et posée, devient automatique, « protocolisé » et finalement déshumanisé. Et j’oublie quelques instants que de rétablir la dignité et l’intégrité psychique en temps de douleur traumatique, par une présence attentive, accueillante, qui réfléchit et articule ce qu’elle ressent et résonne au contact de l’autre qui a mal, c’est un peu comme sauver des vies, des vies psychiques. Les garder de la dissociation, de la fragmentation, le temps d’un dialogue et d’une aide qui peut devenir plus soutenue au besoin, en temps de crise. Non, nous ne sauvons pas des vies physiquement, ni ne mettons la nôtre en danger, comme le font les « vrais » héros actuellement de notre système de santé physique de 1ère ligne (on les remercie, et on veut les aider eux aussi!). Mais nous avons un rôle à jouer pour « sauver les vies psychiques », et pas seulement pour « réparer » les âmes blessées, après la crise, une fois que la dignité et l’intégrité psychique auront été brisées… L’intervention psychologique en temps de crise ne se résume pas à du soutien, du débriefing (et on le sait, son efficacité est même contestée scientifiquement; les raisons de cela sont probablement multiples et feront peut-être l’objet d’un autre billet), ni à donner des outils, rappeler les ressources que l’on a pour faire face (même si c’est aussi fort utile de le faire, ce n’est que partiel comme intervention). Comment pouvons-nous prendre notre place et expliquer davantage ce que l’on fait et peut faire, en profondeur, en temps de crise? Trop souvent ce que nous faisons, dans les préjugés et perceptions, se réduit à écouter, donner du réconfort, donner des « outils », évaluer les troubles mentaux possibles, établir des plans de traitement qui décrivent des mots qui ne rendent pas la complexité de ce qui s’y cache en-dessous. Nous avons de la difficulté à prendre notre place dans l’univers des soins de santé parce qu’une bonne partie de nos « pouvoirs » et de nos actions thérapeutiques relèvent d’habiletés fines au plan relationnel, au plan de la compréhension des enjeux psychologiques complexes. Cela finit par devenir invisible, intangible, relégué à l’implicite, et paraît même parfois « pas scientifique », trop intuitif, voire même ésotérique, dans des disciplines soignantes où le paradigme de mise se doit d’être positiviste. Le vent commence à changer et nous parvenons de mieux en mieux à faire valoir notre savoir, notre savoir-faire, nos services et leur utilité. Nous sommes des experts de la santé mentale. Et avec ce que nous vivons collectivement actuellement, nous pouvons devenir des experts du traumatisme psychique. C’est l’occasion, pour plusieurs psychologues, de se familiariser avec ces zones auparavant réservées à certains cliniciens et spécialistes. Nos connaissances du fonctionnement humain, du comportement, des émotions, se distinguent de celles de nos collègues d’autres professions (comme les TS par exemple) et nous n’intervenons pas du tout de la même façon, même si en apparence, nous pouvons utiliser les « mêmes outils ». Prenons notre place dans l’espace public, écrivons dans les médias, prenons parole et action si on le peut. Ce que nous vivons en ce moment : les annulations de clients, la précarité, l’effondrement si facile de notre pratique privée, ne devrait pas se reproduire dans l’avenir pour le travail essentiel que nous faisons. C’est le temps de prendre notre place, d’apprendre et de se développer autrement, d’utiliser le temps dont plusieurs d’entre nous disposons (bien malgré notre volonté) pour redoubler d’efforts pour nous donner de meilleurs conditions de travail et de pratique dans l’avenir. Nous ne devons plus seulement « parler », lever la main timidement. Comme le Code de professions nous le rappelle, nous devons promouvoir l’importance de la santé mentale sous toutes ses facettes. Notre rôle y est essentiel. Allons aider le plus de gens possibles, même si à tarif réduit ou bénévolement pour le moment, pour qu’une fois la crise passée, nous sortions plus forts individuellement et collectivement, mais aussi pour qu’on ne remette plus en question notre nécessité. (au moment d’écrire ses lignes, je suis consciente que de nombreuses initiatives sont en développement pour que l’on prenne notre place dans l’aide offerte dans le contexte actuel, je suivrai leur évolution de près, en plus de m’y impliquer). Références : 1. Blogue de Sonia Lupien : https://sonialupien.com/blogue/ 2. Entrevue de Pascale Brillon à Tout le monde en parle : https://ici.radio-canada.ca/tele/tout-le-monde-en-parle/site/segments/entrevue/159782/guy-lepage-pascale-brillon-psychologue-anxiete-coronavirus 3. Lévesque, N. (2019). Phora : sur ma pratique de psy. Éditeur Varia Québec, 200 p. 4. Kohut, H. (1971). Analyse et guérison. PUF (édition 1991). 5. Kohut, T. A. (2020). History flows through us : psychoanalysis, historical trauma, and the shaping of experience. Psychoanalysis : Self and Context. Routledge, Vol. 15, No. 1, 20-24.
4 Commentaires
Sylvie Chênevert
4/13/2020 09:03:19
Bonjour Marie! Ton texte est lumineux et inspirant! Bravo! Porte-toi bien!
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Marie
4/13/2020 14:06:46
Merci Sylvie pour ton commentaire appréciatif! Santé à toi et tes proches!
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Marie-Line Carmel
4/30/2020 18:32:22
Merci de souligner le sens de notre travail! Ça fait du bien:)
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Marie
5/1/2020 07:02:01
Ton commentaire fait plaisir Marie-Line! On a besoin de se soutenir dans notre communauté psy, parce que les mois à venir vont sûrement être le constat des impacts psychologiques de la crise... Courage à toi et aux tiens!
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Juin 2022
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