Il est d’actualité, dans plusieurs domaines, de s’intéresser à l’empathie, de comprendre ce concept, l’expérience d’empathie, ses impacts et les possibilités de changement qui y sont associées. Cet intérêt n’est certes étranger au fait des crises humanitaires de toutes sortes qui se vivent ici et ailleurs. Le plus récent numéro du magazine Esse (www.esse.ca) qui porte sur l’empathie dans l’art, dans son appel de textes, citait cette phrase de l’artiste Barbara Kruger, affirmation qui se trouvait dans une installation de l’artiste en 1994 : « L’empathie peut changer le monde ». S’il est vrai que l’empathie et faire l’expérience de l’empathie peut transformer l’humain, ou devrait-on dire, vient ré-humaniser l’individu là où il s’était vu perdre son contact à lui-même et/ou au monde, il devient normal de s’y intéresser plus spécifiquement et vouloir comprendre les mécanismes qui s’opèrent quand quelqu’un est transformé par une expérience d’empathie, que ce soit en regardant une oeuvre d’art ou en faisant de la psychothérapie. Mais si on en comprend les mécanismes et les impacts possibles, doit-on pour autant tenter de « produire l’empathie », chercher l’impact et la transformation? Et cette quête, s’il en est une, ne devient-elle pas contraire à ce qu’est profondément l’empathie?
Le concept de l’empathie n’appartient pas au monde de la relation d’aide. Il a d’abord été défini en 1873 par Robert Vischer, philosophe allemand, pour désigner « l'appréciation d'un sujet pour une œuvre d'art » (Caliandro, 2004). On parlait alors d'empathie esthétique. Dans cette définition, l’empathie ne constitue pas un phénomène impliquant deux personnes en contact l’une avec l’autre (comme cela peut être implicite en relation humaine ou en relation d’aide), mais fait référence à ce qu'une personne peut expérimenter au contact d’une expression artistique. Ainsi, dans cette définition, on s’attarde au sujet qui apprécie une œuvre d’art en supposant qu’il en expérimente une réaction émotive. Il est donc moins question de l’intention ou de l’état émotionnel de l’artiste quand il crée ou même à l’interaction entre l’œuvre et le sujet qui l’apprécie. Or, à une époque où le contextuel fait désormais partie de notre façon de penser et de comprendre les choses, on dira que l’empathie est un phénomène inévitablement relationnel et qu’on ne peut séparer l’expérience émotionnelle de celui qui contemple, de l’expérience émotionnelle de celui qui crée… À l’aube de ce changement de paradigme, des théoriciens de la psychologie et de la psychanalyse, tel Carl Rogers ou Heinz Kohut, se sont intéressés à ce phénomène relationnel en proposant des définitions humanistes ou « intersubjectives » de l’empathie. Rogers a défini l’empathie comme suit : "Une compréhension juste et affective de l'univers de l'autre, vu de son point de vue. Ressentir le monde singulier de la personne comme s'il était le nôtre, mais sans perdre la qualité du "comme si » (Santarpia, 2016). Pour Rogers, quand il évoque la "qualité du comme si", il décrit la qualité de notre expérience pendant que nous écoutons et tentons d'entrer dans la perspective de l'autre. L'empathie, c'est d'abord une connexion à notre expérience émotionnelle, sensorielle, affective, au moment où nous sommes en relation avec cet autre et que nous cherchons à le comprendre profondément. Kohut, pour sa part, a décrit l’empathie comme suit : « une introspection vicariante ; un outil de collecte d'informations quand l'analyste sent en lui des émotions, des états et pensées de l'expérience du patient (Kohut, 1971). Pour Kohut, l'empathie est un outil méthodologique pour recueillir de l’information, un guide aux interventions du thérapeute, qui crée aussi un lien émotionnel puissant entre deux personnes. Si on compare les définitions de Rogers et de Kohut, Rogers semble tout de même porter plus d'attention à la perspective du thérapeute comme différente, alors que pour Kohut, on dirait que l'empathie est une immersion plus entière dans le monde de l'autre. Ce n'est donc plus une excursion mais une immersion. J’ai souvent imaginé l’empathie selon Kohut comme si on va « inspirer l’expérience émotionnelle de l’autre, pour la sentir en soi ». Kohut parle de résonance du soi dans l'autre, de l’expérience pour le client d’être compris, de quelqu'un qui fait un effort de comprendre (Orange, 2009). Quand cette résonance s'opère, cet accordage émotif, il y a un très grand sentiment de connexion entre les deux personnes dans la dyade. En s’inspirant de ces définitions pour les appliquer à l’expérience artistique d’abord, on pourrait distinguer dans l’empathie deux formes d’expériences émotionnelles, interactionnelles ou relationnelles, qu’un sujet fera au contact d’une œuvre d’art. On parlera d’empathie esthétique pour décrire l’appréciation d’un sujet pour une œuvre d’art fixe ou dynamique (un tableau, une expérience immersive et/ou interactive, etc.), tandis qu’on parlera de connexion empathique pour décrire l’expérience relationnelle qu’un sujet fera au contact d’une œuvre d’art impliquant un autre humain (p.ex., la rencontre entre l’artiste et le participant en esthétique relationnelle - courant de l’art qui passe par la performance en direct d’un artiste, la « rencontre » avec le personnage quand on lit un roman, etc). Plus que l’esthétique relationnelle (pour une définition de l'esthétique relationnelle : fr.artmediaagency.com), la connexion empathique décrit plutôt le phénomène expérientiel de cette rencontre, à savoir la connexion émotionnelle qui se vit quand on est en contact d’humain à humain. La connexion empathique se rapproche plus de l’expérience d’empathie en psychothérapie, bien que les intentions en art et en psychothérapie puissent être différentes. En considérant les choses de cette façon, on peut entrevoir les différents impacts qu’une oeuvre d’art ou que la psychothérapie peut avoir sur la personne qui la regarde ou la vit, et même les différents types d’expériences au plan cérébral qui sont impliquées (pensons aux neurones « miroirs », à l’activation des zones corticales et sous-corticales impliquées dans l’expérience traumatique, dans l’expérience du plaisir, etc.). En plus de reconnaître l’efficacité de la psychothérapie, on voit dans le climat actuel plusieurs tentatives de reconnaître l’importance de l’art dans la santé et surtout, dans la santé mentale. Nous apprenions il y a quelques mois que la directrice du MBAM, Mme Nathalie Bondil, venait de signer une entente avec le Collège des médecins, permettant une entrée au musée gratuite sous ordonnance médicale pour des patients souffrants de problèmes de santé mentale. Une semaine plus tard et diffusée à l’automne 2018, on parlait de l’émission Faire oeuvre utile (diffusée sur ARtv), inspirée du livre du même nom de la chroniqueuse culturelle Émilie Perreault, qui raconte comment des oeuvres d’art ont accompagné et aidé des gens en moments de souffrance et peuvent contribuer au changement et à la transformation de l’expérience émotionnelle (en temps difficiles ou non). Ce n’est pas nouveau pour les psychanalystes, qui trouvent dans l’art visuel, la poésie, la littérature ou le cinéma, des référents pouvant illustrer l’expérience d’un patient, sa souffrance, etc. Les métaphores et les images, puisées dans l’art ou émanant de l’espace créatif (ou du « jeu » tel qu’il est parfois conceptualisé) du patient et du thérapeute, permettent d’illustrer, d’être à la fois « dedans » et « dehors » de la souffrance et de s’apaiser, et de la comprendre ou l’analyser sans éviter la douleur. Sans comparer l’art et la psychothérapie (y voir les similitudes mais aussi les différences, cela pourrait faire l’objet d’un autre billet!), on peut comprendre une partie de l’impact que l’art et la psychothérapie peuvent avoir par les mécanismes impliqués dans l’expérience d’empathie. Mais s’il est vrai que l’art ou la psychothérapie peuvent toucher et transformer par ces mécanismes impliqués dans l’expérience d’empathie, doit-on pour autant les instrumentaliser pour ébranler, choquer, provoquer des changements, aider à guérir? Doris Brothers parle de l’empathie comme d’une disposition à répondre ou une tendance à répondre (« mode of affective responsiveness ») à la souffrance et au trauma. Pour elle, face à ce gouffre que représente l’expérience traumatique et traumatisante, l’empathie se présente comme seule réponse apaisante. Par ailleurs, penser l’empathie comme une technique réparatrice de la souffrance est un leurre, celui de penser qu’il existe un type de réponse « optimale » face à la douleur de l’autre (Brothers, 2009). Le thérapeute qui s’impose le mandat de fournir ce genre de réponse n’est finalement plus dans l’expérience de l’empathie, mais plutôt pris dans une « rage de guérir » qui a peut-être la fonction de mettre à distance un sentiment d’impuissance auparavant traumatique (rage to cure) (Frattarolli, 2002). Et alors, comment peut-on favoriser l’expérience d’empathie (peu importe sa forme), de résonance, qui fait du bien et qui transforme? Sans l’instrumentaliser, j’ai voulu me pencher sur ce qui favorise, chez moi, comme thérapeute, ces moments d’empathie et de résonance entre l’autre et moi. Je me suis rendue compte que j’ai besoin de m’alimenter en art suffisamment souvent pour me garder heureuse, présente et connectée à moi-même et à mes clients/patients. L’art, sous différentes formes, enrichit ma connaissance expérientielle de différentes réalités mais il me permet aussi de favoriser l’espace réflexif/créatif dans l’espace thérapeutique. Il enrichit aussi mon vocabulaire et aide à mieux communiquer ma compréhension de ce que ressentent les clients/patients, ce qui a l’effet aussi parfois de dé-stigmatiser certains clients portés à se sentir marginalisés, dés-humanisés, déficients, etc. Alors, l’empathie peut-elle changer le monde? À mon sens, oui… l’art et la psychothérapie sont en quelque sorte des courroies de transmission (parmi d’autres) et des possibilités de vivre l’expérience de l’empathie qui transforme et change… Faire l’expérience de l’empathie permet de trouver ou re-trouver un sentiment de connexion. Les plus idéalistes diraient que c’est peut-être dans cette connexion que se trouve la ligne entre « folie » et « imagination ». Et vous, qu’en pensez-vous? Références : 1. Brothers, D. (2009). On the love of work, the Work of love, and what Kohut didn’t warn us about plying the empathy trade : personal reflections. dans International Journal of Psychoanalytic Self Psychology, 4 (4), 498-509. 2. Caliandro Stefania, « Empathie et esthésie : un retour aux origines esthétiques », Revue française de psychanalyse, 2004/3 (Vol. 68), p. 791-800. 3. Frattaroli, E. (2002). Healing the soul in the age of the Brain : Why medication isn’t enough, Penguin Books. Chapitre 5 4. Kohut, H. (1971). Analyse et guérison. PUF (édition 1991). 5. Orange, D. (2009). Kohut Memorial Lecture : Attitudes, Values and Intersubjective Vulnerability. International Journal of Psychoanalytic Self Psychology, 4 : 235-253. 6. Santarpia, A. (2016). Introduction aux approches humanistes. Dunod, 256p.
2 Commentaires
Marie-Line Carmel
2/22/2019 10:15:59
Bonjour Marie, article très intéressant qui porte à réfléchir... Effectivement, je crois qu'on ne peut pas "produire sur commande" l'empathie. Les gens ressentiraient que c'est "faux". On peut à tout le moins être à l'écoute de l'autre et VRAIMENT s'y intéresser. Parfois, on vise "dans le mille" avec nos reflets ou parfois, on est "quelqu'un qui fait un effort pour comprendre", comme dit Kohut. Cela dit, ceci est aussi très thérapeutique. En tant que psychologue, on est souvent attirés à la base par la profession parce qu'on a de bonnes capacités à ce niveau. Je suis d'accord que les expériences diverses (dont l'art) et les rencontres nourrissent cette capacité d'empathie. Je crois d'ailleurs que les psys sont de grands consommateurs d'art en général!!!
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Marie Noël
2/23/2019 11:13:52
Merci Marie-Line pour ce commentaire! Je trouve que la nuance que tu décris entre "viser dans le mille" et "être quelqu'un qui fait un effort de comprendre" est très pertinente et que c'est en effet, l'intérêt pour l'autre et son vécu, tel qu'il l'expérimente, qui constitue une énorme part de ce qui est thérapeutique dans notre travail. La qualité de présence quoi! Les techniques et outils qu'on utilise ensuite en sont bonifiés j'imagine.
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