Mise en contexte : L'actualité des dernières semaines ne cesse de faire état des problèmes de santé mentale de la population et des lacunes dans le réseau public actuel à répondre aux besoins adéquatement. À l'émission "Plus on est de fous, plus on lit" du 30 mars dernier sur les ondes de Radio-Canada, Nicolas Lévesque, psychologue et psychanalyste, y allait d'un manifeste pour l'humanité et pour la place des psychologues dans les services et les soins offerts dans le réseau public (pour écouter le segment). La lettre que nous propose Emma ce mois-ci arrive à point dans un moment de découragement généralisé. Ce découragement appelle à un retissage de liens au sein de notre communauté, à une ré-affiliation. Le printemps est propice aux mobilisations et sait-on jamais... aux révolutions! Vos réactions et commentaires sont les bienvenus! Bonne lecture! Marie Noël Cette année marque la 36e année d’enseignement de ma mère. Elle marque aussi sa retraite. Sa demande au régime de retraite fut acceptée la semaine dernière. Elle est fière de sa carrière, de ce qu’elle a offert à ses élèves, de sa posture d’enseignante.
Quand je demande à ma mère comment elle a fait pour travailler toutes ces années comme enseignante, alors qu’on sait que cette profession mène trop souvent à un épuisement, elle parle de son école. Voyez-vous, ma mère a travaillé presque l’entièreté de sa carrière dans une école alternative. Cette méthode d’enseignement lui a permis de maintenir sa passion, de voir ses élèves s’épanouir et s’investir dans des projets. Des projets tels que de discuter et développer leur esprit scientifique avec Jean-Guy Trussart du SEDNA IV aux abords du projet 1000 jours pour la planète, de rédiger des lettres aux prisonniers politiques en collaboration avec Amnistie Internationale, de mettre en œuvre des levées de fonds pour l’hôpital Sainte-Justine. Parce que pour ma mère, l’école n’est pas un espace unique d’apprentissage des mathématiques ou du français, mais bien un espace de découverte de soi, de développement de leadership, de passions à alimenter parmi nos jeunes. En fait, ma mère a réussi à travailler toutes ces années comme enseignante en conservant sa passion et sa santé, parce qu’elle a eu droit à son indépendance professionnelle. Le plaisir d’enseigner lui fut alors conservé durant ces trente-six dernières années . Cette indépendance professionnelle est essentielle, peu importe notre profession. Ma mère a été fonctionnaire toute sa vie. J’aspirais à l’être aussi : la sécurité d’emploi, le fond de pension, les assurances, les congés payés. J’aspirais à cela jusqu’à ce que je découvre que ma profession dans la fonction publique me retirait la chose la plus essentielle : mon indépendance professionnelle. Quand le gouvernement nous parle du délestage des psychologues dans le réseau public, de l’exode de ces derniers vers les cliniques privées, je suis insultée. Insultée qu’on en parle comme une désertion des psychologues comme si l’on ne voulait pas aider la population moins nantie. Insultée qu’on l’aborde comme si nous choisissions d’abandonner la population, que le manque des psychologues dans le réseau public repose sur la responsabilité des psychologues eux-mêmes. Nous ne cessons de répéter depuis plus d’une décennie que notre profession n’est pas reconnue à sa juste valeur, à sa juste expertise. Divers regroupements travaillent sans cesse pour la reconnaissance de notre expertise, tel que la Coalition des psychologues du réseau public, la Fédération interuniversitaire des doctorant.es en psychologie (FIDEP) et sans oublier l’Association des psychologues du Québec (APQ). Depuis 2006, afin d’exercer notre profession, nous devons posséder un doctorat. Depuis 2006, le salaire des psychologues n’a pas augmenté avec cette exigence scolaire . Les cliniciens d’expérience dans le réseau public le désertent par manque de flexibilité dans leur travail, dans l’écoute de leur expertise clinique et l’épuisement général d’un système qui ne cesse de rendre malade ses soignants . Lorsque c’est un administrateur qui choisit la durée des séances, le nombre de patients à voir, les méthodes et approches thérapeutiques à privilégier afin de privilégier l’efficacité, la rentabilité et la rapidité au-delà du jugement clinique du professionnel; où trouve-t-on notre indépendance professionnelle acquise durant près de 10 ans de formation universitaire et d’années d’expérience ? Ces observations ne se font pas uniquement entendre au sein des psychologues; c’est tout un pan de professionnels dans le système qui voient leur indépendance professionnelle se rétrécir sous leurs yeux. Ce sont des travailleurs sociaux qui veulent retrouver leur droit de suivre et d’accompagner des patients au bout de leurs démarches sans avoir l’impression de les abandonner avant de retrouver une stabilité. C’est la conseillère en orientation qui souhaite parvenir à aider ses patients jusqu’à une réinsertion professionnelle satisfaisante. Ce sont nos infirmières, nos ergothérapeutes, nos psychoéducateurs, qui tentent de faire flèche de tout bois, quitte à se couper. Ce système régi par des gouvernements qui disent beau en opposition, mais qui reculent lorsqu’ils accèdent au podium. La réalité, c’est que les ressources octroyées en santé mentale au Québec, c’est 5% du budget provincial depuis trop longtemps. J’étais encore au cégep lorsqu’on m’apprenait cette nouvelle accablante, qui à mes yeux de jeunesse, devait être une erreur de frappe de ma professeure. Les investissements actuels portent sur des programmes qui ne font qu’encourager l’exode au privé. On parle de programmes manualisés et d’autosoins via internet. Comme si on n’avait tous pas déjà googlé nos symptômes et les stratégies pour y mettre fin. Comme si, par un clic, je pouvais régler ma dépression chronique, mon trouble de la personnalité ou le traumatisme laissé par le suicide d’un proche. C’est dans ce système là qu’on veut que je travaille? À quand une vraie réorganisation du système de santé : une décentralisation des soins, une autonomie professionnelle et un salaire qui reconnait à sa juste valeur l’expertise de chacun de nos soignants. Serait-il possible qu’on en soit rendu au moment de constater et comprendre qu’on ne peut gérer un système de santé dont le but est de soigner les humains comme on gère une entreprise qui doit générer des profits? Et cet examen de conscience, cette réflexion, va-t-on l’avoir ou la repousser encore à plus tard? J’aimerais bien travailler dans le réseau public. Ce que je ne veux pas, c’est travailler dans ce réseau public. Parce que moi aussi, je souhaite fêter ma 36e année de travail avec fierté et ma passion encore présente.
2 Commentaires
Maxime Fortin
4/8/2021 08:03:37
Merci Emma d’avoir pris le temps de rédiger cette lettre, qui va droit au but et qui souligne très bien ce que nous sommes nombreux à ressentir de ces temps-ci je crois par rapport au système de santé et à la place qui est accordée aux psychologues et autres travailleurs de la santé. En espérant que les choses bougeront dans le bon sens!!
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Marie Noël
4/8/2021 19:01:14
Pour faire du pouce sur le commentaire de Maxime... nous sommes tous très fatigués et préoccupés par la situation actuelle, très sollicités aussi dans notre rôle de psychologue. Mais une partie de cette fatigue, du moins la mienne, quand je m'y attarde, vient aussi de cette "dés-afilliation" et appauvrissement des réseaux et des services. Je pense que nous avons grandement besoin de mouvement et de mobilisation! Encore merci Emma!
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Juin 2022
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