Par Marie Noël, psychologue clinicienneRencontre (déf.) : Le terme « rencontre » peut sous-entendre à la fois le contact entre 2 personnes que leur opposition (on pense par exemple à la rencontre en duel de 2 équipes sportives qui s’affrontent). Dans le texte qui suit, le terme « rencontre » représente le « fait de joindre une personne en allant intentionnellement au-devant d’elle » (merci le Wiktionnaire!). Et on y joindra le terme « thérapeutique » quand cette rencontre, du thérapeute vers son client/patient, favorise le développement et l’expansion de l’expérience ou de la conscience.
« Qu’est-ce que je fais avec ça? » … Cette fameuse phrase, que je me suis tant de fois répétée, surtout en début de pratique, et que j’entends maintenant comme une légitime ritournelle dans mon rôle de superviseur, me rappelle comment la souffrance appelle à une mobilisation. Et qu’il y a une panoplie de réponses différentes et possibles dans cette mobilisation. Dans cette même mobilisation peuvent se trouver ou se cacher aussi certains leurres, ceux de la mise à distance ou de la « défense » contre la souffrance (il n’y a pas de mal à se défendre de la souffrance mais on sait comment les défenses peuvent elles aussi faire souffrir et couper les élans de vitalité chez une personne). Quand cela se produit, la mobilisation isole celui qui souffre plus qu’elle ne l’apaise, le conforte ou l’aide à se réguler. Elle isole aussi, par le fait même, le thérapeute qui veut lui venir en aide. Dans cette même mobilisation peuvent se trouver ou se cacher aussi certains écueils, ceux de « l’agir » au sens problématique, de la réponse du thérapeute à son angoisse, à ses propres besoins, et dans le pire des cas, à de l’abus de la part du thérapeute. Quand cela se produit, la mobilisation prend la forme d’une intrusion dans l’espace du client, l’empêchant de « se sentir », de penser par lui-même et de recourir éventuellement à ses propres ressources ou d’en développer de nouvelles, inspiré par la rencontre de thérapie. Il est donc vraiment difficile pour le thérapeute et son client/patient de se mobiliser de sorte de naviguer dans la souffrance et de « rester vivant ou présent », et c’est d’autant plus vrai plus le trauma (au sens large) est grand. Et il y a quelque chose de profondément beau (mais aussi de parfois souffrant) pour le thérapeute qui s’engage sur cette voie de mobilisation pour l’autre qui souffre. En préambule à l’écriture de ce billet, je ressens la nécessité de dire que je ne prétendrai jamais avoir atteint, comme une finalité, cette capacité à naviguer en eaux troubles en psychothérapie. C’est mon idéal de thérapeute par contre qui me porte dans ce travail à tous les jours et qui me fait avancer, me rend meilleure peut-être dans ce que je fais. Mais l’expérience que j’en ai acquis à ce jour me permet de constater que derrière cette phrase : « qu'est-ce que je fais avec ça? », il y a d’abord un besoin de connaître nos propres ressources affectives devant l’adversité, pour nous mobiliser ensuite autrement que dans l’angoisse (qui appellera inévitablement un peu à la mise à distance, à la « défense » ou à « l’agir »). Il faut donc parfois résister à la tentation agitée d’aller chercher solutions, outils et manuels de traitement dans un 1er temps et s’intéresser d’abord à quel genre de thérapeute on est et veut être. Les modes d’emploi, techniques et autres savoirs et savoir-faire viendront ensuite prendre une toute autre place nous permettant d’être beaucoup plus aidants. On utilise souvent la métaphore de l’eau pour décrire l’expérience de la souffrance, mais aussi du vivant. Nous dirons que les émotions sont comme des « vagues » qui viennent et repartent, que la conscience est comme une rivière qui coule et peut s’interrompre quand un barrage s’y est érigé. On va voir la souffrance comme un lac stagnant plus ou moins profond et sentir que l’on se noie quand on ne sait pas comment y nager ou naviguer…. Le thérapeute devient alors parfois rempart, bateau, sauveteur, instructeur, etc. Jusqu’à ce que le client/patient puisse nager, naviguer de lui-même et ne plus être submergé ou éteint par sa souffrance. Comme superviseur d’étudiants au doctorat en psychologie, je vois souvent se déployer les « styles » naturels d’intervention de ces futurs psychologues, quel genre de thérapeute ils semblent être d’emblée. Certains vont faire preuve de grande sensibilité à l’expérience de leurs clients, saisir « facilement » comment ils se sentent, alors que d’autres vont construire des compréhensions cliniques déjà complexes et conceptualiser de manière aidante les difficultés que rencontrent leurs clients. D’autres encore seront plus créatifs à penser à des actions et solutions aux problèmes rencontrés. Toutes ces façons de se mobiliser peuvent amener des réponses intéressantes, favoriser la nage, la navigation…. Et selon ces styles naturels se choisiront ensuite, dans un 2ème temps (on le souhaite), des orientations théoriques et approches thérapeutiques différentes qui donneront la structure à l’intervention privilégiée avec les clients. Les modèles et méthodes thérapeutiques devraient donc nous permettre d’aller encore plus loin à notre propre rencontre et à la rencontre de nos clients/patients et nous aider à nous mobiliser de manière thérapeutique dans la souffrance, c’est-à-dire à être en mesure de naviguer en eaux troubles. C’est ainsi, par exemple, que de dire à un client terriblement confus et angoissé « il est possible que vous souffriez d’un TDAH, voyons à vous faire évaluer » peut être extrêmement éclairant et libérateur. Ou, comprendre la dysrégulation émotionnelle quand un client ayant vécu des traumatismes dans son enfance se sent happé par la rage et la terreur sans parvenir à la reconnaître, la contenir et la réguler, peut soutenir le thérapeute à soutenir le client dans ce processus éventuel de mentalisation et de libération. Or, il arrive fréquemment que ces mêmes modèles et méthodes thérapeutiques, appliqués dans un tout autre contexte (disons quand le thérapeute se trouve étouffé derrière ses techniques ou qu’elles lui sont imposées en formation, quand le thérapeute est un peu dissocié de l’affect et de la relation à l’autre, ou quand il utilise ses techniques et méthodes avec pouvoir d’influence, le dissociant de sa propre douleur et celle du client), aient un tout autre effet qui sera tout sauf thérapeutique. C’est ce qui fait dire, peut-être, à Donna Orange qu’il est important de « tenir légèrement ses théories et concepts » et de privilégier une attitude de faillabilité (Orange, 2009). Quand on parle de ce type de rencontre dite thérapeutique donc, on parle d’une rencontre avec l’autre dans l’affect, « l’expérientiel », avec humanité. Le 1er séminaire d’Espace Intégratif donné par Dr. Nicholas Pesant, Ph.D., le 1er et 2 février derniers s’intéressait d’ailleurs à une méta-théorie, celle de la pratique participative (Gingras et Lacharité, 2019), aux méthodes et techniques nous permettant de favoriser cette posture empathique et dialogique de rencontre à l’autre et d’y rester autant que possible. Les interventions faites à partir de cette posture sont souvent, on le devine, les plus « efficaces ». Cette intention de rencontre, donc, nous permet de demeurer au plus près de nous-mêmes et de l’autre, à un niveau senti, en véritable dialogue avec lui, dans cette expérience d’expansion et de développement qui peut faire du bien et soutenir vers la résolution des difficultés. Jusque là, conceptuellement, tout va bien. Et nous avons eu droit à toute une expérience de contact et de rencontre lors de cette fin de semaine de formation! Or, ce qu’on dit moins ou ne crie pas sur toutes les tribunes, c’est que parfois cette intention de rencontre, dans l’expérience, en situation clinique complexe ou difficile (dans le trauma avec un grand T par exemple), est angoissante et anxiogène. Et donc notre capacité à « rester dans la rencontre » va fluctuer inévitablement. Et c’est vrai pour TOUS les thérapeutes, même ceux qui ont beaucoup beaucoup d’expérience. Ainsi, les états de protection et de « défense » plus ou moins conscients peuvent s’activer. Par contre, en ce qui me concerne, plus je prends de l’expérience, plus ma capacité à me laisser être touchée et ébranlée grandit, plus mes ressources pour contenir, réguler et accompagner de manière plus accordée à l’affect et aux besoins émotionnels aussi. Et donc, j’apprends à nager en eaux plus profondes en thérapie qu’auparavant. Je ne suggère pas ici que c’est LA VOIE à prendre pour tout le monde, mais parfois, avoir un exemple de comment ça se vit pour un autre nous aide à voir mieux comment ça se vit ou peut se vivre pour nous et avoir un sens plus concret de ces compétences tellement difficiles à définir, celles du savoir-être. Je vous partage donc quelques expériences formatrices qui m’ont permis de grandir dans mon rôle de thérapeute, en lien avec mes propres limites. Ces clients qui m’ont profondément transformée… Il y en a plus que 2, mais je vous raconte 2 situations cliniques dans lesquelles j’ai été confrontée à mes limites et où je ne regrette pas de m’être « étirée » pour aller à la rencontre ces clients. Dans les 2 cas, j’ai été souvent inconfortable, inquiète, j’ai eu peur, j’en étais souvent envahie et ne dormais parfois pas la nuit. En y étant plongée, c’était souvent loin d’être agréable et ce qui me tenait à rester n’était pas masochiste ou irresponsable. Je conservais ma capacité à réfléchir à ce qui se passait (souvent entre les rencontres par contre parce que pendant, l’espace pour ça était restreint et c’était difficile), j’allais en supervision, j’allais chercher outils pour nous aider à nous déprendre de là, le client et moi, et j’avais, le plus important, l’intuition que je devais continuer et que la lumière se trouvait au bout, quelque part. Il est important de préciser ici que je n’ai pas affronté de telles situations de façon téméraire, que je n’aurais jamais osé me plonger en eaux profondes quand il y avait des risques trop grands, pour le client ou pour moi. Ces risques sont donc évalués, calculés, à l’aide justement des théories, modèles et outils validés qui sont à notre portée et qui nous protègent des dérapages. Et le plus important, c’est dans une très grande alliance de travail et avec beaucoup beaucoup de discussions et conversations éclairées avec ces clients que nous nous y sommes aventurés ou que nous avons continué. Et donc, il y avait une véritable rencontre avec ces clients, la plupart du temps, mais il y avait ces zones où nous ne nous rencontrions plus ou plus difficilement… Il y avait donc cette cliente qui m’a appris, de l’intérieur, ce que c’était être investie d’une fonction parentale par une adolescente douée, tantôt abandonnée à son sort avec toute cette conscience angoissante, tantôt maltraitée quand elle se montrait capable (parce que menaçante pour l’autre). Elle me demandait d’être à la fois idéalisable, si ajustée à elle, en même temps de rester solide et présente quand elle me dévaluait avec un mépris violent lorsque je faillissais à cet ajustement ou lorsque je me montrais faillible, qu’elle me sentait plus vulnérable ou distante. Cette rencontre aux allures relationnelles répétitives et malsaines revêtait aussi tout l’espoir de réparation pour ne pas retomber dans le vide. J’ai survécu à cette idéalisation pathologique et à cette dévaluation pour que puisse se vivre cette dés-idéalisation nécessaire lui permettant de se « libérer de l’Autre » et d’être elle-même, avec ses forces, capable et autonome, tout en conservant le lien et la relation à l’autre. Mais j’y ai visité beaucoup de zones douloureuses (celles de ma propre histoire mais celles aussi que je vivais plus spécifiquement avec elle) avant d’en ressortir grandie, plus capable à mon tour de positionner des limites de manière affirmée et bienveillante et de me sentir plus forte et confiante. Il y avait aussi ce client qui m’a appris à tolérer le déséquilibre d’une profonde blessure archaïque, parce qu’il voulait, après des années de thérapie, plonger dans cette eau profonde en toute connaissance de cause, avec quelqu’un (la structure ne tenait plus et le trauma se vivait de manière si intense qu’il dissociait du présent parfois en rencontre comme dans sa vie quotidienne et était au prise avec beaucoup de somatisation et une fatigue chronique). Il avait écouté mes réserves et craintes pour lui et avait respecté mes propres limites, ne me demandant pas autre chose que d’essayer. Ces rencontres ont été autant souffrantes pour lui et moi, de différentes façons, mais ont donné lieu à une révolution - quand son corps a graduellement retrouvé son énergie et que les symptômes ont assez diminué pour qu’il redevienne fonctionnel, j’ai compris qu’il y a des humains capables d’aller au fond de l’abysse et qui ne devraient pas être freinés de leur résilience. Ça peut paraître évident de dire ça, après-coup, mais j’ai douté beaucoup dans le processus. Ce client m’a toutefois inspiré à moins éviter mes propres abysses. Être confronté à nos limites, pas uniquement celles de notre compréhension, mais celles qui sont d’ordre affectives, nos limites à ressentir et réguler ce qui fait mal, nos limites à être en véritable posture empathique, à échange de manière dialogique avec nos clients, est donc une expérience où la possibilité de véritable rencontre se rétrécit. Parfois, le mieux que l’on puisse faire, dans le processus, c’est reconnaître notre difficulté à « connecter » ou nous réguler, reconnaître nos angoisses, pour nous-mêmes, pour les clients. Apprendre ensuite à « étirer » ce genre de limites, à surmonter nos peurs, nos propres angoisses, au bénéfice de notre profession, d’un processus avec un client, mais aussi au bénéfice de notre propre développement, demande souvent de la supervision, de l’aide externe comme de la thérapie personnelle, de la formation, etc. En fait, pour y arriver, on a besoin d’un espace sécuritaire (souvent relationnel) pour ressentir ce qui nous arrive et pouvoir y mettre de nouveaux mots, l’organiser en soi autrement (c’est ça la mentalisation et la régulation) et aider le client à faire de même. Et donc, avec le temps et l’expérience, la question « qu’est-ce que je fais avec ça? » demeure, parce que chaque processus thérapeutique est différent et on ne sait pas qui et ce qu’on va rencontrer…mais elle ne se présente plus avec autant d’anxiété ou d’impuissance. Oui, il y a l’expérience, les méthodes, les outils et les techniques. Mais il y a une meilleure capacité à vivre des déséquilibres, à ressentir, porter, contenir, réguler et réfléchir. Aux jeunes psys toujours plus performants (l’époque est exigeante), j’aurais envie de dire : c’est normal et correct de ne pas savoir quoi faire avec telle ou telle souffrance et de se donner le temps de le découvrir avec nos clients/patients, en conversation et véritable rencontre avec eux. Il faut juste ne pas sauter trop vite dans le savoir-faire parfois (ce qui devient plus rare dans notre formation et l’offre de formation continue maintenant) et risquer de bloquer le chemin aux autres éléments impliqués dans la guérison. Références : 1. Gingras, M.A. et Lacharité, C. (2019). L’autosupervision dialogique en intervention psychosociale, PUL, 300 p. 2. Orange, D. (2009). Kohut Memorial Lecture : Attitudes, Values and Intersubjective Vulnerability. International Journal of Psychoanalytic Self Psychology, 4 : 235-253.
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Juin 2022
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